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"Discuter pour s’accorder sur la beauté des œuvres d’art : est-ce objectif ou subjectif ? - Enjeux et tensions autour de l’objectivité en sciences : choix subjectif et savoir objectif ne seraient pas opposés dans les sciences" par Jacques Hallard
lundi 12 août 2024, par
ISIAS Philosophie Arts Sciences
Discuter pour s’accorder sur la beauté des œuvres d’art : est-ce objectif ou subjectif ? - Enjeux et tensions autour de l’objectivité en sciences : choix subjectif et savoir objectif ne seraient pas opposés dans les sciences
Jacques Hallard , Ingénieur CNAM, site ISIAS – 12/08/2024
Série ISIAS ‘Arts Psychologie Philosophie Symbolique’ Partie 4 – (Voir la présentation de la série par ici *)
Plan du document : Préambule Introduction Sommaire Auteur
Quelques citations glanées dans la très longue et remarquable étude érudite de Jacqueline Feldman (née le 8 août 1936, elle est une physicienne, qui est devenue sociologue et auteure française. Elle est directrice de recherche au CNRS, jusqu’à sa retraite en 2001, mais continue à publier…
) - Wikipédia <
undefinedJacqueline Feldman en 2012
Son texte est repris intégralement dans ce dossier avec des renforcements de caractères typographiques…
« Le beau n’est pas le but premier de la science, et pourtant, ces concordances, ces cohérences inattendues, sont sources de plaisirs esthétiques intenses, au point que certains vont guider leur recherche à partir de l’esthétisme des formules. On parle de « beaux théorèmes », de « belles démonstrations », de « belles expériences »… - « L’homme de science n’étudie point la nature parce que c’est utile ; il l’étudie parce qu’il s’y plaît, et il s’y plaît parce que c’est beau ». Henri Poincaré », in : H. Poincaré, Science et méthode, Paris, 1908, p. 58, cité par A. I. Miller, « Diogène », n° 177, (...) et H. Poincaré, La valeur de la science, cit. id.
« Les oeuvres d’art incarnent des possibles qui ne sont pas actualisés ailleurs ; cette incarnation est la meilleure preuve qu’on puisse donner de la vraie nature de l’imagination » John Dewey, L’art comme expérience, trad. fr. Jean-Pierre….
« Les causes de désaccord proviennent d’une part, d’un manque de méthode, d’autre part, du fait que l’on ne considère pas les mêmes choses ». Descartes
« Le développement de la science n’a fait que renforcer, chez les scientifiques des sciences exactes, ce sentiment d’émerveillement, cependant que, à mesure qu’elles devenaient plus spécialisées et ésotériques, le monde non scientifique n’en pouvait juger que les retombées techniques ». R. Feynman, in Electromagnétisme 1, Paris, InterEditions, 1979.
« L’objectivité de la science a fait disparaître celui qui la fait, pourtant bien présent, et qui porte la responsabilité de ce qu’il publie en tant que résultats certains, dits pour cela « scientifiques ». Feldman, Introduction, in J. Feldman et R. C. Kohn, dir., L’éthique dans la pratique des science (...)
Traits d’humour :
Ce mois-ci, la science se met au service de l’art... A l’occasion de chaque cahier thématique, Hubert Blatz, dessinateur, revient avec humour et malice sur les problématiques abordées par la rédaction. - Posté le 3 janvier 2013 par Hubert blatz dans Chimie et Biotech - Source : https://www.techniques-ingenieur.fr/actualite/articles/le-dessin-du-mois-decembre-27450/
https://www.sciencesetavenir.fr/assets/inline-img/2017/07/13/w453-83166-germanium.jpg
Titre : GerManium - Auteur : Benoît Simony - 26 ans - Aix en Provence - Doctorant en 3e année au Laboratoire de Mesures Nucléaires (LMN) du CEA de Cadarache – Source - Ne pas confondre germanium et géranium !
Le germanium est un semi-métal de couleur gris-clair, peu dense, dur et cassant. Ses propriétés de semi-conducteur (fortes variations de conductivité électrique en fonction du potentiel électrique) sont utilisées en électronique depuis 1948 (effet transistor). Le germanium est l’élément chimique de numéro atomique 32, de symbole Ge. Il possède cinq isotopes naturels, dont ⁷⁶Ge, faiblement radioactif. Au moins 27 radioisotopes ont été synthétisés. Le germanium appartient au groupe 14 du tableau périodique, c’est un métalloïde. Wikipédia
Le géranium arbore un fruit en forme de bec de grue (Geranos en grec) tandis que le Pelargonium possède un fruit en forme de bec de cigogne (Pelargos en grec). Le port des plantes : le géranium vivace formera une touffe tapissante, tandis que les pélargoniums sont soit érigés, soit retombants. Voir aussi : https://conseils-jardin.willemsefrance.fr/quelle-est-la-difference-entre-le-geranium-et-le-pelargonium/
Après quelques citations et un brin d’humour, voici un avant-propos sur les arts et les sciences
Objectif ou subjectif ? - Est objectif ce qui ne dépend pas du point de vue d’un sujet donné et résultant d’un objet réel, d’une observation rigoureuse, de séries de mesures ou de déductions scientifiques, logiques, rigoureuses et répétées. Ainsi la démarche scientifique se veut par principe objective. Est subjectif ce qui relève de l’expérience personnelle et qui, en général, est affecté par le passé de chacun, par les goûts et les préférences qui résultent du milieu dans lequel on a grandi, de la culture acquise par les échanges successifs au cours du temps... - 23 mai 2022
Si l’on définit l’objectivité comme ce qui renvoie à une réalité subsistant en elle-même, une réalité indépendante de toute connaissance, donc de tout sujet, alors la subjectivité désignera au contraire tout ce qui est de l’ordre de l’idée, de la perception, du sentiment, etc…
Œuvre artistique : la notion d’œuvre d’art évoque, au sens le plus étendu, le résultat d’une création artistique. Il peut alors s’agir d’une sculpture, d’une peinture, d’une photographie ou d’une édition. Du simple cliché à une œuvre originale, elle est créée par un artiste pouvant être célèbre ou émergent.
Appréciation d’une œuvre d’art - Nous n’apprécions pas toujours l’art selon les critères qui lui sont propres, mais en réponse à des prescriptions agissant le plus souvent de manière implicite par le biais d’une intimité plus ou moins grande avec les références symboliques d’un milieu, celui auquel nous appartenons ou auquel nous voudrions appartenir. 16 décembre 2014
La notion de beau - Opposé au laid, le beau est une catégorie esthétique fondamentale. À côté du bien et du vrai, il constitue l’un des trois concepts normatifs auxquels peuvent se ramener les jugements d’appréciation. Le problème majeur auquel se heurte le beau est celui du critère qui permet de l’attribuer à une œuvre d’art ou à la nature elle-même. Ce critère peut-il être universel et objectif ou relève-t-il toujours d’une impression particulière plaisante et désintéressée ? Si Augustin estimait que toute la Création est belle parce que, son auteur, Dieu, est lui-même nécessairement parfait, l’esthétique médiévale fait dépendre le beau de l’intégrité, de la juste proportion, de la clarté de ce qui est représenté. Mais la codification du beau est peu à peu contestée à l’âge moderne. Un « je-ne-sais-quoi » explique davantage ce qui séduit dans une œuvre. Kant estime que « le beau est ce qui plaît universellement sans concept ». C’est pour lui une impression produite par le libre jeu de l’imagination et de l’entendement. Aujourd’hui, le beau, concurrencé par le laid ou le banal, est de plus en plus relativisé. À l’âge démocratique, le jugement de goût semble dépendre de l’avis de chacun ce qui n’empêche pas certaines œuvres d’être jugées belles indépendamment des modes et des cultures nationales.
Le beau selon des Philosophes
Emmanuel Kant
© Domaine public
Augustin d’Hippone, dit Saint Augustin.
Source : https://www.philomag.com/lexique/beau
« Le beau n’est pas un simple objet, le beau n’advient que dans la contemplation ; il est le contact entre un objet et un sujet qui l’appréhende, et, parce que c’est le sujet qui est vraiment actif dans ce contact, il est un acte. Bref, le beau n’est rien d’autre qu’un mode déterminé de la contemplation - Friedrich Theodor Vischer, “Kritik meiner Ästhetik”, in Kritische Gänge, Robert Vischer (ed.)
À propos de Friedrich Theodor Vischer : né le 30 juin 1807 à Ludwigsbourg et mort le 14 septembre 1887 à Gmunden, il est un historien de la littérature, philosophe et écrivain wurtembergeois. Usant des pseudonymes de Philipp U. Schartenmayer et de Deutobold Symbolizetti Allegoriowitsch Mystifizinsky, il apporta sa contribution notamment dans le champ de l’esthétique. Il est le père de Robert Vischer… - Wikipédia
Description de cette image, également commentée ci-aprèsGravure : Friedrich Theodor Vischer
La notion de science - Opposée à l’opinion, voire à la sensation, la science désigne toute connaissance rationnelle obtenue par démonstration ou par observation et vérification. Suivant qu’elle précède l’expérience ou qu’elle parte d’elle, sa démarche est dite soit hypothético-déductive, soit inductive. La discipline qui étudie la science s’appelle l’épistémologie. Son objet est d’interroger ses principes et son évolution historique ; plus précisément, elle veut comprendre ce qui explique les révolutions scientifiques (comme la révolution galiléenne), les changements de méthodes (par exemple le recours à l’expérimentation en médecine) ou encore l’apparition de sciences nouvelles (comme celle des sciences humaines au XIXe siècle). Parmi les problèmes classiques qu’aborde la philosophie des sciences, on peut retenir celui de savoir si chaque genre a sa science propre (comme le soutient Aristote) ou si une même méthode peut servir pour toutes les sciences (comme le croit Descartes). La foi en la science (ou scientisme), aujourd’hui largement répandue en raison du progrès des connaissances, est parfois dénoncée comme excessive et idéologique. C’est pourquoi la philosophie aime à rappeler, avec Rabelais, que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». 18 mai 2022 - Source : https://www.philomag.com/articles/la-science
La science (du latin scientia, « connaissance », « savoir ») est dans son sens premier « la somme des connaissances » et plus spécifiquement une entreprise systématique de construction et d’organisation des connaissances sous la forme d’explications et de prédictions testables. Faisant suite à la technique au niveau de son histoire, elle se développe en Occident au travers de travaux à caractère universel basés sur des faits, une argumentation et des méthodes qui varient selon qu’elles tiennent de l’observation, l’expérience, l’hypothèse, d’une logique de déduction ou d’induction, etc… Lorsqu’on divise la science en différents domaines, ou disciplines, on parle alors de sciences au pluriel, comme dans l’opposition entre sciences, technologies, ingénierie et mathématiques et sciences humaines et sociales ou encore celle entre sciences formelles, sciences de la nature et sciences sociales.
La science a pour objet de comprendre et d’expliquer le monde et ses phénomènes au départ de la connaissance, dans le but d’en tirer des prévisions et des applications fonctionnelles. Elle se veut ouverte à la critique tant au niveau des connaissances acquises, des méthodes utilisées pour les acquérir et de l’argumentation utilisée lors de la recherche scientifique ou participative. Dans le cadre de cet exercice de perpétuelle remise en question, elle fait l’objet d’une discipline philosophique spécifique intitulée l’épistémologie. Les connaissances établies par la science sont à la base de nombreux développements techniques dont les incidences sur la société et son histoire sont parfois considérables…. – Lire la suite sur ce site : https://fr.wikipedia.org/wiki/Science
Ce dossier constitue la Partie 4 de la série ‘Arts Psychologie Philosophie Symbolique’ – Il s’agit d’une recherche documentaire réalisée dans un but didactique : il est orienté vers les notions philosophiques d’objectivité et de subjectivité explicitées à la fois dans le domaine des arts et de la beauté, d’une part, et dans le domaine des sciences et des connaissances, d’autre part.
Les documents retenus pour ce dossier éclectique sont indiqués avec leurs accès dans le sommaire ci-après
Pour se distraire un peu, on peut aussi visionner ceci qui ouvre d’autres fenêtres culturelles : La beauté des images de sciences, ou quand le chercheur devient artiste - Vidéo - Premier épisode de notre série vidéo d’été sur la beauté de certaines images de science : comment des cellules de hêtre se transforment en un vitrail médiéval... - Source à consulter : https://www.lemonde.fr/sciences/video/2015/07/24/quand-le-chercheur-devient-artiste_4697177_1650684.html
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- En bref - Objectivité et subjectivité - 18 mai 2010 – Présentation de ces deux notions dans l’enseignement secondaire français
- Sélection de vidéos sur le thème de l’objectivité et de la subjectivité dans les arts
- La notion d’art - Révisions philosophie - Voie générale - Publié le 22/03/2021 à 18:05, mis à jour le 26/08/2022 à 13:08 – Document ‘etudiant.lefigaro.fr’
- Face aux oeuvres artistiques - L’objectivité de l’art à l’épreuve du goût - Démocratisation culturelle, éclectisme et esthétique populaire – Par Emmanuelle Glon - Dans Raisons politiques 2014/3 (N° 55), pages 61 à 83
- Pouvons-nous parler objectivement lorsqu’il s’agit d’une oeuvre d’art ? - Par Olivier - 24 2eptembre 2009 – Document pédagogique
- La beauté des œuvres d’art est-elle objective ou subjective ? – Document ‘.art-in-mov.com’
- Livre de Lorraine Daston et Peter Galison : l’Objectivité dans les sciences - 2012
- L’objectivation du subjectif - Le concept d’image de Friedrich Theodor Vischer et la fondation de l’histoire de l’art comme science empirique esthétique - Hubert Locher - Traduction de Audrey Rieber – 2012 – Diffusion : ‘cordis.europa.eu’
- Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ? - Nicolas Tenaillon - Publié le 16 mai 2022 – Bac philo, document ‘philomag.com’
- Réconcilier la subjectivité et l’objectivité en sciences - Making Scientific Inferences More Objective - Article available in the following languages : DE EN ES FR IT PL – Diffusé par ‘cordis.europa.eu’
- « L’objectivité, c’est d’expliciter sa propre subjectivité » - Anne Bartel-Radic, Professeure en sciences de gestion à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CERAG - rootiepg / 16 mai 2021
- Reprise d’une longue étude de Jacqueline Feldman intitulée « Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus - European Journal of Social Sciences XL-124
- L’étude de la subjectivité, une clé de notre modernité - Vendredi 28 juin 2024 France Culture - Provenant du podcast Le Biais de Lionel Naccache
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En bref - Objectivité et subjectivité - 18 mai 2010 – Présentation de ces deux notions dans l’enseignement secondaire français
Tout au long de votre parcours secondaire, on parlera de deux notions opposées, soit l’objectivité et la subjectivité, que ce soit pour expliquer la structure d’un texte selon sa dominante, pour présenter certains types d’information ou d’arguments, pour qualifier les propos de quelqu’un, etc. Voici une définition de chacun de ces concepts et quelques indices textuels qui permettront de les repérer.
Objectivité
L’objectivité d’un sujet ou d’un texte est liée aux expressions et au vocabulaire employé. Elle s’exprime généralement en termes de neutralité, d’impartialité, de désintéressement, ou d’impersonnalité. Il s’agit d’une prise de distance du sujet vis-à-vis de lui-même. L’individu objectif est censé, au moment de porter un jugement, abandonner tout ce qui lui est propre (idées, croyances ou préférences personnelles) pour atteindre une espèce d’universalité. Certains indices textuels permettre de déterminer l’objectivité de son auteur :
- l’énoncé de faits réels et vérifiables
- un style, un ton et un vocabulaire neutres
- l’emploi de pronoms personnels à la troisième personne, comme « il » ou « on », sauf à l’intérieur des citations où ils ne sont pas obligatoires
- l’utilisation de citations, de références et de statistiques pour appuyer ou renforcer des affirmations
- l’absence d’interpellation du lecteur ou de l’interlocuteur par l’auteur du texte
- ainsi, jamais l’emploi de la première et la deuxième personne n’est permis – sauf dans les citations
- on évite les phrases interrogatives directes et exclamatives
- on n’utilise pas l’impératif
- l’emploi de la forme impersonnelle (il faut que, il y a, il existe, il paraît que, etc.)
Subjectivité
La subjectivité s’oppose à l’objectivité en cela qu’elle permet à l’auteur d’exprimer ses idées personnelles. Est subjectif ce qui dépend de moi ou d’un point de vue particulier. Un jugement est subjectif s’il reflète les passions, les préjugés et les choix personnels d’un sujet. Synonyme de partialité. Voici quelques indices textuels…
- la formulation d’opinions personnelles, de jugements, de goûts, de sentiments, d’émotions
- un style, un ton et un vocabulaire descriptifs, expressifs, imagés – l’emploi de la phrase exclamative est alors tout à fait justifié
- l’emploi de pronoms personnels de la première et la deuxième personne à l’intérieur comme à l’extérieur des citations : « je », « tu », « nous » et « vous »
- l’utilisation de citations pour appuyer ou renforcer des opinions ou des jugements
- l’interpellation du lecteur par l’auteur peut aussi être utilisée le message par l’emploi des pronoms personnels (tu, nous, vous) ou autres (phrases impératives ou interrogatives par exemple).
Voici un document résumé sur ces notions, incluant des exemples.
La crédibilité d’un texte et les moyens pour l’améliorer→
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Source : https://lacroiseefr.wordpress.com/2010/05/18/objectivite-et-subjectivite/
Art : la Beauté est-elle subjective ou objective ? - Pierre Henri-Rousseau les toiles du matin- 02 septembre 2023
Conférence sur la philosophie de l’art ’Lumen lumine’. Fameuse question que celle de l’objectivité et de la subjectivité du Beau. Une vidéo pour mettre les idées au clair sur cette question épineuse.
Musique - Chorus : And the glory of the Lord ’Margaret Marshall
https://yt3.ggpht.com/rgV3hG34jfu6P9fFaNBXBD3MKYkuNNjXT4fXdHhkERnmu07ALNnACiqJMvejmPQIhj8mQTfhNg=s88-c-k-c0x00ffffff-no-rjhttps://www.youtube.com/@pierrehenr...Pierre Henri-Rousseau les toiles du matin - 13:51
Source : https://www.youtube.com/@pierrehenri-rousseau6673
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Vidéo - L’art - Le jugement esthétique est-il subjectif ? - Philosophie - 12 mai 2020
Nous verrons dans ce cours de philosophie sur l’art que le jugement esthétique n’est pas aussi subjectif qu’on le prétend. 1 : Dire que le jugement de goût est subjectif c’est dire qu’il dépend du sujet c’est à dire de chaque individu. En effet, le jugement esthétique est un sentiment personnel. 2 : On remarquera ensuite que nos goûts ne sont pas si personnels que cela car ils dépendent de notre culture et de notre milieu sociale, on parle alors de relativisme culturel. 3. Mais Selon kant, le jugement esthétique est bien plus que cela il a une prétention à l’universalité.
https://yt3.ggpht.com/ytc/AIdro_mX2vBghB--BVMb58T-JQKm-iJz5CbfzjhseEEzoen5mw=s88-c-k-c0x00ffffff-no-rjhttps://www.youtube.com/@philosophie7092Philosophie 5:46
Source : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=9JGexNLjvGM
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Vidéo ‘micro-philo’ : subjectif / objectif - micro-philo - 25 sept. 2016
Cette vidéo conçue par G. Lequien, professeur de Philosophie, a pour objectif d’apprendre à maîtriser la distinction conceptuelle entre ’subjectif’ et ’objectif’. Prenez le temps de visionner cette capsule vidéo – Pensez à prendre quelques notes en cours de visionnage.
N’hésitez pas à mettre en pause ou à revisionner certains passages. – Pour voir en plein écran, mettez en pause et cliquez sur « YouTube » en bas à droite de la vidéo. Ensuite, vous pourrez vérifier votre compréhension en faisant les exercices sur la page suivante : http://www.atelierphilo.fr/video/micr ...
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Source : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=O6971o1atCY
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L’objectivité et la subjectivité – Vidéo canadienne pédagogique 4:34
Capsule français - YouTube·FGA CSSCV·30 juin 2020
YouTube Source : https://www.youtube.com/watch?v=ewe7_aEVhlg
La notion d’art - Révisions philosophie - Voie générale - Publié le 22/03/2021 à 18:05, mis à jour le 26/08/2022 à 13:08 – Document ‘etudiant.lefigaro.fr’
L’art est l’ensemble des procédés de création et l’ensemble des œuvres par lesquelles l’artiste suscite en nous un sentiment esthétique. Mais la création du beau est-elle la seule fonction de l’art ? L’art ne possède-t-il pas aussi une fonction psychologique et morale ? De plus, le lien entre art et philosophie ne se montre-t-il pas aussi dans leur dimension métaphysique commune ?
L’art, de sa dimension esthétique à son approche du monde qui nous entoure.
I. La fonction esthétique de l’art
1. Kant, Critique de la faculté de juger
Le rôle de l’art est de produire le beau qui permet alors un jugement de goût esthétique. Le beau est proprement artistique : il n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose.
2. Hegel, Esthétique
L’œuvre d’art est la matérialisation esthétique d’une idée. Nous voyons, par l’art, la beauté d’une chose qui, dans la réalité habituelle, passe souvent inaperçue.
II. La fonction psychologique et morale de l’art
1. Aristote, Poétique
L’art théâtral permet une mimésis et une catharsis. Le concept de mimésis renvoie à l’imitation : l’œuvre d’art est comme un miroir dans lequel nous nous reconnaissons. En outre, l’art permet une catharsis, c’est-à-dire un défoulement et une purification des mauvaises passions.
2. Freud, Introduction à la psychanalyse
L’artiste satisfait par l’art les désirs qu’il ne parvient pas à satisfaire dans la réalité : l’art est compensation ; en outre, par l’art, l’artiste rend acceptable sa névrose, qu’il représente dans une œuvre : l’art est sublimation.
III. La fonction métaphysique de l’art
1. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, 3
L’art est la représentation de la volonté du monde. Dans les arts, la musique joue un rôle à part : elle n’est pas expression du monde, mais le monde lui-même.
2. Bergson, La Pensée et le mouvant
L’œuvre d’art joue un rôle de révélateur, au sens photographique : il permet de voir l’essence même des choses et des êtres - et pas seulement leur beauté esthétique -, que nous ne voyons pas dans la vie ordinaire.
Ce qu’il faut retenir
Si l’art sert à révéler la beauté des choses par sa mise en évidence dans des œuvres, la fonction de l’art va bien au-delà de la fonction esthétique qu’on lui reconnaît. L’art nous défoule dans des cadres acceptables et adoucit les mœurs sociales. Mais au-delà des mœurs sociales, l’art permet surtout à l’Homme de représenter et de se représenter le sens métaphysique du monde.
Source : https://etudiant.lefigaro.fr/article/notion-l-art_f676da06-8b2f-11eb-899c-e67243eda750/
Face aux œuvres artistiques - L’objectivité de l’art à l’épreuve du goût - Démocratisation culturelle, éclectisme et esthétique populaire – Par Emmanuelle Glon - Dans Raisons politiques 2014/3 (N° 55), pages 61 à 83
[Addenda préalable - On trouve dans ce texte beaucoup de références à :
Pierre Bourdieu, né le 1er août 1930 à Denguin (Pyrénées-Atlantiques) et mort le 23 janvier 2002 à Paris 12e, est un sociologue français. Il est considéré comme l’un des sociologues les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Son ouvrage La Distinction a été classé parmi les dix plus importants travaux en sociologie du siècle par l’Association internationale de sociologie2. Par ailleurs, du fait de son engagement public, il est devenu, dans les dernières années de sa vie, l’un des acteurs principaux de la vie intellectuelle française. Sa pensée a exercé une influence considérable dans les sciences humaines et sociales, en particulier sur la sociologie française d’après-guerre. Sociologie du dévoilement, elle a fait l’objet de nombreuses critiques, qui lui reprochent en particulier une vision fataliste du social dont il se défendait.
Son œuvre sociologique s’appuie sur une analyse des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Bourdieu insiste sur l’importance des facteurs culturels et symboliques dans cette reproduction sociale et il critique le primat donné aux facteurs économiques dans les conceptions marxistes. Il entend souligner que la capacité des agents en position de domination à imposer leurs productions culturelles et symboliques joue un rôle essentiel dans la reproduction des rapports sociaux de domination. Ce que Pierre Bourdieu nomme la violence symbolique, qu’il définit comme la capacité à faire méconnaître l’arbitraire de ces productions symboliques, et donc à les faire admettre comme légitimes, est d’une importance majeure dans son analyse sociologique.
Le monde social des sociétés modernes apparaît à Pierre Bourdieu comme divisé en ce qu’il nomme des « champs ». Il lui semble, en effet, que la différenciation des activités sociales a conduit à la constitution de sous-espaces sociaux, comme le champ artistique ou le champ politique, spécialisés dans l’accomplissement d’une activité sociale donnée. Ces champs sont dotés d’une autonomie relative envers la société prise dans son ensemble. Ils sont hiérarchisés et leur dynamique provient des luttes de compétition que se livrent les agents sociaux pour y occuper les positions dominantes. Ainsi, comme les analystes marxistes, Pierre Bourdieu insiste sur l’importance de la lutte et du conflit dans le fonctionnement d’une société. Mais pour lui, ces conflits s’opèrent avant tout dans des champs sociaux. Ils trouvent leur origine dans leurs hiérarchies respectives, et sont fondés sur l’opposition entre agents dominants et agents dominés. Pour Bourdieu, les conflits ne se réduisent donc pas aux conflits entre classes sociales sur lesquels se centre l’analyse marxiste.
Pierre Bourdieu a également développé une théorie de l’action, autour du concept d’habitus, qui a exercé une grande influence dans les sciences sociales. Cette théorie cherche à montrer que les agents sociaux développent des stratégies, fondées sur un petit nombre de dispositions acquises par socialisation qui, bien qu’inconscientes, sont adaptées aux nécessités du monde social. L’œuvre de Bourdieu est ainsi ordonnée autour de quelques concepts recteurs : habitus comme principe d’action des agents, champ comme espace de compétition sociale fondamental et violence symbolique comme mécanisme premier d’imposition des rapports de domination. Bourdieu a désigné son approche des structures sociales dans leur dimension de constitution et de transformation sous le terme de structuralisme génétique (ou constructiviste)… - Lire l’article complet sur ce site : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Bourdieu ]
« Les oeuvres d’art incarnent des possibles qui ne sont pas actualisés ailleurs ; cette incarnation est la meilleure preuve qu’on puisse donner de la vraie nature de l’imagination » [1] [1]John Dewey, L’art comme expérience, trad. fr. Jean-Pierre…. - John Dewey
1 En 1982, Augustin Girard, responsable du Service des études et de la recherche du ministère de la Culture, note dans son rapport que « la répartition du financement d’État est inversement proportionnelle à la répartition de la population pratiquante », qu’elle « passe à côté des milieux défavorisés ou en crise (milieux de travail, ruraux, jeunes) » et qu’elle « ignore la culture militante [2] [2]Augustin Girard, « Pratiques et inégalités culturelles », in… ».
De ce point de vue, les experts sont unanimes. Insistant sur les « déterminants » sociaux des comportements, y compris dans l’expérience des biens culturels, tous ou presque [3] [3]Laurent Fleury est plus nuancé : « Le discours d’’échec’ de la…, sociologues, médiateurs ou rapporteurs gouvernementaux sont d’avis que les différents programmes visant à élargir l’accès à la culture et aux arts ont failli. À la suite de Pierre Bourdieu, beaucoup insistent en particulier sur le contexte familial du « capital culturel » qui filtre l’accès à la culture savante en pénalisant les plus démunis et en concluent que nos jugements esthétiques n’ont aucune universalité [4][4]Pierre Bourdieu note que le problème ne réside pas tant dans….
2 En outre, l’échec, si échec il y a, des procédures visant à démocratiser l’art signifie au moins deux choses, logiquement compatibles : soit qu’elles n’ont pas su répondre à une demande bien réelle des individus, si l’on pense au faible taux d’équipement culturel, comme les salles de cinéma, dans certaines zones, en particulier rurales, du territoire ; soit, selon une vision plus paternaliste, qu’elles ont été incapables de susciter un besoin dont la satisfaction serait, d’une manière ou d’une autre, utile à l’individu, à titre personnel et/ou collectif. En ce cas, comment expliquer cette absence de besoin ? Du sentiment social d’en n’être pas digne ou d’un hédonisme médiocre ?
3 Dans le présent article, nous rapportons la culture à la seule expérience de l’art. Cette dernière est-elle dépourvue de validité intersubjective dès lors que nos valeurs esthétiques se trouvent contaminées par des normes et des représentations non esthétiques qui en invalideraient l’usage ? Auquel cas, comment s’effectue cette « contamination » ? L’analyse sociologique sur la répartition des biens culturels et la reconnaissance des clivages sociaux à l’oeuvre dans nos préférences artistiques interroge inévitablement la légitimité de nos jugements esthétiques.
4 Nos pratiques culturelles et nos intérêts esthétiques ne sont pas toujours dénués de conformisme. Nous n’apprécions pas toujours l’art selon les critères qui lui sont propres, mais en réponse à des prescriptions agissant le plus souvent de manière implicite par le biais d’une intimité plus ou moins grande avec les références symboliques d’un milieu, celui auquel nous appartenons ou auquel nous voudrions appartenir.
Par ailleurs, l’expérience de l’art est le résultat de procédures cognitives dont les composantes ne possèdent pas le même degré de pertinence. On peut dès lors supposer que des oeuvres pour lesquelles la valeur perceptive et sensorielle importe, ou plutôt dont la valeur cognitive repose en partie sur la perception et la sensation, sont plus accessibles que celles où priment des connaissances intramondaines.
L’expérience artistique est par conséquent une affaire de degré : un spectateur de Fontaine de Marcel Duchamp ignorant tout du readymade ne pourra avoir d’expérience appropriée de Fontaine. En revanche, une sonate de Schubert n’exclura pas aussi radicalement des auditeurs non exercés.
5 Dans une première section, nous dressons une cartographie des pratiques culturelles existantes en nous appuyant sur les travaux et enquêtes issus du très vaste champ de la sociologie de la culture : à la marginalisation de la culture savante dans certains milieux s’ajoute le phénomène de la culture de masse, et son corollaire la massification de la culture, considérées parfois comme la fin de la culture ou du moins une menace pour elle, à la fois esthétique et économique, plus spécifiquement pour le « grand art ».
Mais l’étude prolongée des pratiques culturelles contemporaines invite à nuancer cette hypothèse. Aussi, dans la seconde section, nous revenons sur la notion d’éclectisme, présentée comme étant la nouvelle matrice d’analyse des pratiques culturelles d’aujourd’hui, en nous demandant si elle constitue une rupture avec le modèle bourdieusien de la distinction ou au contraire sa forme la plus aboutie.
De façon sous-jacente, l’analyse sociologique des pratiques et préférences culturelles soulève un certain nombre de questions liées, en philosophie de l’esthétique, à l’objectivité du jugement : les propositions évaluatives élaborées à partir d’une oeuvre par exemple qu’elle est originale, belle, innovante, complexe, etc. ont-elles une valeur de vérité ?
De même qu’il y a des vertus épistémiques, entendues comme des dispositions intellectuelles la modération, le jugement, l’intelligence, le scrupule [5][5]Nous reprenons les exemples de Pascal Engel et de Kevin… , y a-t-il des vertus esthétiques ? Il semble qu’il n’y ait pas de valeur esthétique en soi, l’histoire de l’art offrant un répertoire normatif trop contrasté pour espérer fonder une quelconque axiologie : si dans le domaine des arts visuels la conformité à des conventions représentationnelles préétablies liée à l’imitation de la nature fut longtemps considérée comme une vertu esthétique, l’originalité et la provocation semblent être de nos jours plutôt de mise.
Autrement dit, la promotion d’un certain type de valeur esthétique dépend d’un contexte de genre, de génération, de milieu social, etc. Mais que nos jugements esthétiques n’aient pas à répondre d’une maxime universelle revient-il à leur refuser toute valeur de vérité ? En d’autres termes, l’observation de la diversité des jugements de goût doit-il nous induire à envisager que tout ce vaut ?
6 Dans une troisième section, nous proposons d’une part d’expliciter le rapport entre dynamique sociale et dynamique cognitive, à partir d’une distinction épistémologique liée à l’influence des facteurs sociaux, entre réductionnisme et contextualisme. Le constructivisme sociologique est un réductionnisme : il postule que les préférences esthétiques d’un individu sont fonction de sa classe sociale et plus généralement que ses préférences culturelles sont déterminées par son appartenance à un groupe social donné [6][6]Pierre Bourdieu, La Distinction (critique sociale du jugement),….
Cette hypothèse présuppose qu’en matière de préférence culturelle, à une différence individuelle correspond nécessairement une différence sociale. Or, en dépit du succès dont il a pu faire preuve, le réductionnisme sociologique, en matière d’esthétique comme d’ailleurs en matière de morale ou de science, n’a sans doute jamais été que sophistique [7][7]J’emploie le terme de réductionnisme sociologique pour le….
Comme l’a souligné Ian Hacking, ce type d’hypothèse est moins une théorie explicative qu’un outil heuristique servant de contrepoids aux ardeurs de l’essentialisme, qu’il soit moral, esthétique ou scientifique, ce qui peut parfois s’avérer salvateur [8][8]Ian Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge,…. À cela, nous opposons une approche des déterminants socio-culturels plus nuancée que nous appelons contextualisme esthétique.
7 Enfin, dans une dernière section, nous esquissons, dans ses grandes lignes, l’hypothèse de ce que nous entendons par une « esthétique populaire », qui à la manière de la « physique populaire [9][9]Par opposition à la physique scientifique, la physique… », structure de manière implicite et intuitive, notre rapport à un certain type d’objets, à savoir les objets esthétiques.
I. La culture, arme de domination sociale ?
8 Le « constat d’échec » ou du moins le scepticisme le plus souvent invoqué à l’égard de la démocratisation de la culture s’appuie pour une large part sur une analyse des politiques culturelles menées en France après 1945 : la notion de démocratisation de la culture est alors interprétée à la lumière d’un arbitraire historique lié aux défaillances internes de l’héritage d’André Malraux [10][10]Parmi les raisons invoquées, la bipartition institutionnelle….
De ce point de vue, l’échec, réel ou supposé, des programmes de démocratisation de l’art et de la culture équivaut à une défaillance de la part de l’État censé satisfaire à l’exigence d’équité consistant à faciliter la coopération de tous les citoyens à la mise en place d’une culture commune. De fait, il apparaît que les études effectuées ces dernières décennies sur les pratiques culturelles contribuent largement à entériner l’idée d’une corrélation persistante entre ces pratiques et le statut social. Une telle distribution sociale de la culture [11][11]Selon la dernière enquête 2008, dirigé par Olivier Donnat, 41 %… serait entretenue par le faible volontarisme, en matière de budget notamment, de l’actionnariat d’État, se traduisant en particulier par « les faibles moyens de l’enseignement de l’art à l’école, le coût parfois rédhibitoire des activités culturelles en amateur, et l’inadaptation des lieux culturels aux non-initiés [12][12]Site de l’Observatoire des Inégalités :… ».
9 Il existe toutefois un scepticisme plus radical qui consiste à priver de légitimité l’idée même de démocratisation, qui ne serait pas un désir de partage du bien de tous, mais la volonté sournoise d’imposer à tous le goût de quelques-uns. Se cristallise, autour de Mai 68, un mouvement de contestation des politiques culturelles de l’État, soupçonnées d’avoir pour effet non pas le partage du bien de tous, mais celui d’imposer à tous les préférences d’une minorité. Instrument d’autorité visant à renforcer la domination sociale d’une élite au nom d’un universalisme purement abstrait, la culture ne doit pas être démocratisée mais démocratique, les classes populaires possédant, de fait, une culture qu’il conviendrait de valoriser.
Autrement dit, en assimilant comme Malraux les références de la culture savante aux « oeuvres capitales de l’humanité », soit à la culture commune, on admet implicitement que ceux et celles qu’ils ne les maîtrisent pas n’ont pas de culture, et, partant, on leur refuse toute autonomie représentationnelle, comme si la culture populaire était par essence mimétique et captive de la « culture dominante [13][13]Ce reproche est par exemple explicité par Claude Grignon dans… ».
10 Qu’appelle-t-on « culture dominante » ? L’emprunt du concept marxiste par Bourdieu consiste à identifier la nature des classes sociales à l’aide d’une combinatoire qui unit deux paramètres illustrant deux types de capitaux, les capitaux culturels et les capitaux économiques, et qui se matérialise de façon très hétérogène selon les groupes sociaux. La catégorie des classes dominantes est celle des agents sociaux fortement dotés en capital économique et culturel, mais l’importance relative de ces types de capital varie selon les agents. Schématiquement, on trouve les agents sociaux pour qui le capital économique prédomine par rapport au capital culturel (patrons d’entreprise, professions libérales par exemple), et ceux pour qui le capital culturel l’emporte sur le capital économique (professeurs d’université, journalistes par exemple). Face à eux, les ouvriers et salariés agricoles, dotés d’un faible capital, tout à la fois économique et culturel.
I.1. Culture populaire, culture savante et culture de masse
11Les rapports conflictuels entre création artistique et réception du public sont à la fois d’ordre esthétique, éthique et économique. Il semble que le monde des « créateurs » se trouve confronté lui aussi à une contestation de plus en plus vive de la part de ceux qui, a priori, capital culturel oblige, seraient censés les soutenir. Or, au contraire, beaucoup y voient une nouvelle forme d’aristocratie, caractérisée par le repli sur soi, l’hermétisme et la provocation gratuite, gage d’obsolescence esthétique sinon d’immoralité. Parce qu’il est financé par l’argent public, l’art doit-il être moralement responsable ? Et n’est-il pas qu’une pratique divinatoire fondée sur l’adhésion aveugle d’une élite à des codes approuvés pour leur sectarisme ?
Ce débat, commencé avec le courant légitimiste bourdieusien dès les années 1960 se poursuit aussi bien avec l’expertise sociologique non strictement bourdieusienne [14][14]Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en… qu’avec des polémiques ponctuelles advenant sur la scène médiatique [15][15]Citons le « lancer de chats » de Jan Fabre, plasticien et…. La prise en compte du public permet à d’autres de faire peser sur les politiques culturelles l’argumentaire financier en faisant valoir que dans un contexte de crise économique et sociale profonde, la culture subventionnée ne peut se préserver d’un devoir de participation à la réduction des coûts budgétaires.
12 À la critique de la culture élitaire s’ajoute l’hypothèse d’une positivation de la culture populaire, au sens où la culture populaire ne serait pas une simulation imparfaite et défaillante de la culture élitaire, mais l’affirmation d’une alternative. Certaines théories sociologiques de l’art postulent en effet qu’il existe une culture populaire considérée comme un système de valeurs esthétiques non inféodé aux normes prescrites par les classes dominantes [16][16]Comme l’a défendue par exemple la philosophie pragmatiste….
Au contraire, l’hypothèse bourdieusienne de la légitimité culturelle assimile la culture savante à la culture légitime, c’est à dire aux oeuvres de l’esprit, scientifiques ou artistiques, reconnues par les classes sociales dominantes et dotées d’un fort ascendant symbolique sur les classes populaires, qui empêcheraient ces dernières de se constituer en système de représentations normatives autonome [17][17]Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997,….
L’intérêt pris à la culture sera l’affaire d’une certain type de capital préexistant à toute pratique effective, déterminant non seulement les goûts et les compétences, mais aussi le pouvoir symbolique d’un groupe par rapport aux autres, détenteur ou non du sentiment précieux d’être « chez soi », dans la culture, autrement dit, d’être légitimé à avoir telle ou telle pratique.
Le modèle bourdieusien de la distinction consiste à opposer la légitimité culturelle des dominants (par le capital culturel) à l’indignité objective, c’est à dire institutionnalisée, de ceux qui s’en trouvent exclus, mais qui, parce qu’ils participent eux-mêmes au processus général de légitimation qui les stigmatise, n’ont d’autre choix que le mimétisme. Les représentations symboliques et plus particulièrement des normes esthétiques des membres issus des milieux populaires ne seraient donc que des emprunts faits aux classes sociales culturellement intronisées. Il fut reproché à l’hypothèse bourdieusienne de ne pas rendre justice aux milieux populaires en les privant d’une autonomie bien réelle en matière de pratiques et de préférences culturelles et en sous-estimant, en particulier, leur pouvoir de contestation à l’égard de la culture légitime [18][18]Philippe Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles….
S’ensuivra un jeu de balancier entre d’un côté la critique du légitimisme culturel et sa tentation « misérabiliste » et de l’autre la critique du relativisme culturel et ses implications démagogiques (ou « populistes ») [19][19]Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le….
13 Idéalement, il faudrait alors distinguer culture de masse et culture populaire : l’une serait le pur produit des procédures consuméristes mises en place par les industries du divertissement, incarnées par les majors et relayées par la télévision et internet, tandis que l’autre, que ce soit le hip hop ou le rock, incarnerait la culture « de la rue » comme mode d’expression identitaire d’un groupe social.
I. 2. Culture populaire et culture savante
14 De fait, la différence entre culture populaire et culture savante est très opaque, tant au niveau de la réception que de la production, étant donné que le processus de légitimation d’un objet culturel n’est pas fixe mais mobile.
15 Du point de vue de la création, pour ne prendre que l’exemple de la musique savante, des compositeurs tels que Chopin, Debussy, Messiaen, Ligeti et bien d’autres, ont opéré des fusions stylistiques avec d’autres types de musique, y compris les musiques traditionnelles. S’agissant de la diffusion comme du processus de création, les frontières qui séparent la culture savante de la culture populaire n’ont cessé de se déplacer, sous l’influence notamment des mouvements sociaux et des médias.
Shakespeare fut dans l’Amérique du 19e siècle un auteur populaire. Jadis vilipendée par le critique Clément Greenberg qui la plaçait au rang des méthodes d’abêtissement du peuple, la bande dessinée est aujourd’hui un mode d’expression à part entière. Bénéficiant d’une certaine reconnaissance culturelle, la bande dessinée a désormais ses auteurs, même si son incorporation à la culture savante se traduira, ici comme ailleurs, par une production, pour ainsi dire, à deux vitesses, le haut de gamme d’un côté et le bas de gamme de l’autre. La réappropriation savante des oeuvres et activités propres à la culture populaire redessine en permanence les frontières entre elle et la culture savante. En outre, certaines esthétiques musicales sont transcatégorielles : les compositions de Johann Strauss sont-elles des versions « populaires » de la musique savante ou une musique populaire intégrant des indices symphoniques de la musique savante ?
16 On pourrait néanmoins identifier positivement la culture populaire en essayant de cerner sa dimension contestataire à l’égard de la culture savante, et la rapporter, non pas à un contenu spécifique, entreprise téméraire, mais à une attitude en l’occurrence rétive à l’idée de « l’art pour l’art. » On ne lit pas forcément des romans pour leur style, mais comme témoignages d’une expérience dont la fiction littéraire demeure un abstracta, un modèle de vie condensé dont on pourra tirer des informations. Le cinéma, même soixante ans après la Nouvelle Vague, prétend toujours raconter des histoires, face à des domaines artistiques où l’excellence se mesure au formalisme et à l’autocommentaire [20][20]Noël Carroll, Art in Three Dimensions, Oxford, Oxford….
I. 3. Culture de masse et massification de la culture
17 En théorie, la massification de la culture réfère à la diffusion globalisée de pratiques et de biens culturels préexistants, appartenant à la culture savante. Un des exemples les plus prosaïques est celui des oeuvres impressionnistes et post-impressionnistes : partie intégrante de la culture savante, l’impressionnisme s’est popularisé ou plutôt massifié, servant volontiers d’ornement à des tee-shirts ou des cartes de voeux.
De même, les oeuvres de Mozart, Beethoven ou Chostakovitch habillent désormais les génériques de film, les spots publicitaires ou les sonneries de portable. Aussi, les productions culturelles savantes sont soumises, tout comme l’art dit « de masse », au phénomène de la diffusion massive, qui prend la forme d’une reproductibilité, indéfinie et multi-supports, des oeuvres d’art grâce aux nouvelles technologies.
18 La notion de « culture de masse » est plus difficile à cerner, car abstraite [21][21]Mikel Dufresnes, « L’art de masse existe-t-il ? », Revue… et non réductible à son aspect quantitatif. Elle est souvent utilisée de façon péjorative pour désigner l’incapacité d’un groupe en l’occurrence les classes populaires à procéder à des jugements esthétiques pertinents. Immédiate, agréable et simple, telles seraient les propriétés définitionnelles de la culture de masse et les conditions requises pour être appréciée par le groupe qu’elle vise [22][22]Roger Pouivet, L’ uvre d’art à l’âge de sa mondialisation. Un….
ussi, à la dimension structurelle du lien entre l’espace des goûts esthétiques et celui de la position occupée dans l’espace social s’ajoute une dimension évaluative. Contraire à la culture savante qui privilégie l’originalité, l’enquête formelle et la connaissance sui generis, la culture de masse, par le biais des industries culturelles, se limiterait à une version simplifiée, sous la forme d’indices recognitionnels de différents types (sensoriels, sémantiques, symboliques, etc.), des référents de la culture classique.
Céline Dion ne serait-elle alors qu’une reproduction sommaire des cantatrices de l’opéra classique, tout comme l’industrie de la mode et son esthétique publicitaire qui reproduiraient de façon schématique les emblèmes de la beauté classique, abandonnée depuis plus d’un siècle par les beaux-arts. De même, le R’n’B ne ferait que diluer les constantes harmoniques du gospel et du jazz, aujourd’hui élitiste, dans les opus standardisés de la musique pop produite par les majors et diffusés par les radios.
19 Or, s’il semble encore aisé de circonscrire, au niveau de la production et de la diffusion, le domaine de la culture de masse et celui de la massification de la culture ; le niveau, cette fois, de la réception semble beaucoup plus complexe.
II. L’héritage de la distinction : nouvelle segmentation des préférences culturelles
II. 1. Omnivores et univores
20 Les rapports entre culture populaire, culture savante et culture de masse ne sont pas faciles à appréhender, étant donné les mutations qui les traversent, sociales et économiques : la démocratisation scolaire, l’expansion de la société de consommation et la diffusion généralisée des technologies de l’information et de la communication ont pour conséquence d’élargir en permanence l’offre institutionnelle de la culture et ainsi d’accélérer la consommation culturelle en accumulant toujours plus de biens et de façon toujours plus variée. L’éclectisme semble bien devenir la norme en matière de consommation culturelle
Comment dès lors identifier les pratiques culturelles et leur dynamique, qu’elle soit ou non « reconnues » par le ministère de la culture et encadrées par les politiques culturelles ? Si l’époque est à l’éclectisme, il existe de multiples façons de l’interpréter. L’une d’entre elles est la distinction proposée par le sociologue américain Richard Peterson entre l’omnivorisme et l’univorisme, considérés comme deux tendances fortes de la consommation culturelle actuelle, deux attitudes spécifiques face à l’art et à la culture [23][23]Richard Peterson, « Le passage à des goûts omnivores : notions,….
21 Si l’approche bourdieusienne de la distinction sociale par la culture attribuait aux seules élites une familiarité exclusive avec la culture savante (institutionnalisée), l’hypothèse de l’omnivorisme oppose, du moins à première vue, une toute autre vision, à savoir un mode de préférences multiples : les élites culturelles ne se distinguent pas par des pratiques spécifiques, mais par une absence de spécificité, par opposition à l’uniformité (« univorisme ») des préférences culturelles à l’oeuvre dans les milieux populaires. L’hypothèse de la légitimité culturelle identifiait les pratiques culturelles des « dominants » à un rapport exclusif et hiérarchisé aux oeuvres canoniques circonscrites aux avant-gardes artistiques et aux savoirs académiques, et c’est cette vision hiérarchisée des espaces symboliques que tend à remettre en cause l’éclectisme actuel en matière de consommation culturelle [24][24]Olivier Donnat, Les Français face à la culture. De l’exclusion….
La vision bourdieusienne de la consommation culturelle, entre culture légitime et culture illégitime, serait trop schématique. Cette vision correspondrait davantage à la structure de la société française au 19e siècle, séparée entre culture et sous-culture, arts majeurs et arts mineurs, mais certainement pas à l’époque contemporaine marquée par la médiatisation, l’influence du réseau, et partant la multiplicité des « instances socialisatrices [25][25]Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances… » : tout un ensemble de facteurs plus favorable au métissage qu’au clivage.
22 Aussi, l’hypothèse de l’omnivorisme vs univorisme ne s’opposerait pas tant à l’idée que des stratégies de distinction sont à l’ uvre dans la société, y compris dans nos pratiques culturelles, qu’à l’hypothèse bourdieusienne selon laquelle ces stratégies de différenciation obéiraient au principe de la légitimité culturelle telle qu’elle la définit. Les pratiques culturelles des classes dominantes ne se réduiraient pas à des pratiques savantes, mais seraient au contraire ouvertes, au sens où leurs membres seraient plus enclins que les autres à apprécier les produits de la culture de masse, a priori destinés aux personnes à faible capital culturel.
À l’inverse, les habitudes d’appréciation esthétique des représentants des classes populaires porteraient sur des catégories d’objets et d’activités esthétiques moins diversifiées [26][26]L’appartenance aux classes populaires impliquerait un….
Le « snobisme intellectuel » moderne consiste donc non plus à exclure, mais à tout intégrer, déployant des modèles d’appréciation esthétique adaptables à des types d’objets différents, aussi bien la danse contemporaine que les produits consommables des industries du divertissement. La dynamique du jugement et de l’évaluation impliquée dans ce processus ne viserait pas simplement à imiter les goûts ordinaires valorisés par la culture marchande, mais à exposer son jugement à des critères de genre en intégrant à ses modèles d’appréciation d’autres critères de pertinence.
23 Autrement dit, les différences de goût et leurs éventuels corrélats sociaux, ne sont plus compartimentés en discipline les beaux-arts contre le cinéma, la peinture contre la photographie, le cinéma contre la télévision, l’opéra contre le rock, la cuisine contre l’architecture, la BD contre la littérature mais ramifiées en sous-catégories toujours plus fines et répondant à une distribution sociale peut-être tout aussi hiérarchisée et dont le fonctionnement répond certainement, en partie du moins, à une volonté de distinction, peut-être plus tribale que familiale.
24 L’utilité explicative de la thèse de l’omnivorisme est cependant limitée en raison notamment du caractère hétéroclite de son champ extensionnel et l’absence de consensus quant aux méthodologies employées [27][27]Le modèle de la dissonance culturelle de Bernard Lahire… : on peut affirmer connaître quelque chose sans forcément l’aimer, et inversement.
Les critères d’évaluation de nos pratiques culturelles sont donc hétérogènes au même titre que les critères de pertinence statut social, niveau d’éducation, profession ou revenus. En outre, si les observations ci-dessus sont généralisables, l’enquête statistique ne rend, jusqu’ici, pas nécessairement compte de la variété et du degré de catégorisation des préférences culturelles, dont il est par conséquent de plus en plus difficile d’interpréter les signes et les symboles.
25 L’hétérogénéité et l’hyper-segmentation du répertoire des goûts et des pratiques fonctionne en effet comme une hybridation double, entre les domaines culturels eux-mêmes pris dans leur globalité (par exemple assister à des spectacles de danses contemporaines et regarder TF1), mais surtout entre les occurrences particulières du domaine concerné qui peuvent être très disparates en regard du degré de légitimité envisagé, sur le plan collectif et/ou individuel (écouter de la musique concrète et de la variété).
Ainsi, un répertoire apparemment dissonant sur le plan des catégories de domaines peut être cohérent sur le plan de ses occurrences : le fait de regarder abondamment la télévision, activité considérée comme « béocienne », n’est pas a priori cohérent avec le fait d’être un amateur d’opéra, activité élitiste par excellence, sauf s’il s’agit d’Arte, consacrée comme une chaîne culturelle. De même, une personne qui aime visionner des séries B n’exprime pas la même chose sur son capital culturel s’il s’agit d’un goût exclusif ou si elle fréquente par ailleurs assidument la Cinémathèque française.
La question est donc de savoir si ses habitudes culturelles se trouvent ou non contrebalancées par des préférences légitimes, auquel cas un tel couplage n’aura pas nécessairement la même signification. L’évaluation des répertoires culturels implique donc que l’on associe à la typologie des domaines culturels affectionnés une réflexion sur la manière dont les agents les abordent, laquelle risque de varier avec le capital culturel de la personne [28][28]La question du mode d’appropriation rejoint celle du second….
26 On peut donc interpréter l’éclectisme des préférences culturelles d’au moins trois façons, soit comme un décloisonnement effectif des pratiques et des choix culturels sous l’effet bénéfique de la plus grande fluidité des réseaux d’informations, soit au contraire comme une confirmation, fidèle à l’optique bourdieusienne, du mécanisme de la légitimité culturelle de la part des élites trouvant dans la culture de masse une autre façon d’exprimer leur souveraineté et la primauté indéfectible de la culture savante. Mais on peut aussi l’interpréter comme l’effet d’une uniformisation de plus en plus forte des pratiques culturelles, devenue consommation culturelle massifiée, à l’intérieure de laquelle les différences hiérarchiques, en termes cognitifs, entre les expériences causées par les produits culturels de divers types tendent à s’effacer.
27 Dans le premier cas, l’omnivorisme est une ouverture esthétique et plus généralement normative comme le préconisent Peterson et Kern [29][29]Comme l’avait suggéré Seymour Martin Lipset, l’hétérogénéité…. Dans le second cas, il renvoie à un élargissement symbolique, venant substituer à l’ancien capital culturel un capital multiculturel, assez proche théoriquement du principe bourdieusien de reproduction sociale, les élites culturelles affichant désormais leur distinction par l’ouverture esthétique [30][30]Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles,….
Cette seconde option peut elle-même être interprétée de deux manières : soit selon une vision dispositionnelle conforme au modèle bourdieusien d’habitus faisant valoir l’omnivorisme comme une structure tendancielle, « structurante », spécifique aux classes sociales, soit selon le contexte du réseau socioprofessionnel dont l’étendue et la diversité seraient plus élevées pour les membres des catégories supérieures. Sans parler des inégalités économiques, qui demeurent un facteur important dans la logique du cumul d’activités pratiquée par l’élite culturelle [31][31]Philippe Coulangeon « Classes sociales, pratiques culturelles….
Dans le troisième cas, l’omnivorisme est un effet d’un nivellement des pratiques culturelles sous l’influence des industries culturelles.
28 Une approche plus pessimiste de l’éclectisme artistique consisterait à insister davantage sur l’influence des industries de la culture et de la communication en leur reconnaissant une influence assez forte sur la nature même de la culture et sur les choix des individus, relativisant ainsi la notion de « choix [32][32]L’expression « industries culturelles », ainsi que la réflexion… ».
II. 2. L’omnivorisme des uns et le cannibalisme des autres…….
Source de l’article complet : https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2014-3-page-61.htm
Dissertation - Pouvons-nous parler objectivement lorsqu’il s’agit d’une oeuvre d’art ? - Programme de Terminale : La culture / l’art
Eléments pour une dissertation sur la problématique du jugement de goût : pouvons-nous parler objectivement lorsqu’il s’agit de juger une œuvre d’art ?
Introduction :
En cours philosophie, l’affirmation selon laquelle en matière d’art, c’est à chacun ses goûts est un peu trop générale et abstraite. Toutefois il n’est impossible d’envisager une forme d’objectivité
même dans le domaine de l’art. Certaines œuvres ne sont elles pas reconnues universellement comme des classiques qu’il s’agisse des œuvres de Molière, de Michael Ange ou de Mozart ?
Le problème qui se pose est donc le suivant : les jugements esthétiques dans le domaine de l’art sont-ils nécessairement subjectifs ou bien au contraire peuvent ils prétendent à une forme d’objectivité.
I/ Le caractère relatif des jugements de goût.
A) La notion de beauté
La notion de beauté inclus en elle des objets d’une si
grande diversité que nous ne voyons même plus ce qu’il y a de commun entre ces
différents objets, c’est-à-dire entre les genres de beautés qu’ils expriment.
Qu’ y a-t-il de commun entre la beauté d’un tableau de Renoir, une symphonie de
Beethoven, un geste technique d’un athlète, la plaidoirie d’un avocat ou encore
le visage d’une personne.
Il semble difficile de parvenir à une définition de
la beauté, c’est d’ailleurs à cette conclusion que l’on peut qualifier de
sceptique qu’aboutissait déjà le dialogue aporétique de Platon
intitulé : « Hippias Mineur ».
B) Le caractère subjectif des jugements de goût
Comme le montre Hume, les jugements de goûts sont déterminés par un certains nombres de facteurs d’ordre sociaux (éducation, culture, coutume) ou d’ordre psychologique (humeur, maturité). Nous venons de voir que nos jugements esthétiques étaient voués au
relativisme, principe selon lequel la vérité est relative et dépend de chacun.
Ne pouvons-nous pas, cependant envisager la possibilité d’un critère objectif
permettant de reconnaitre la beauté et de la désigner comme telle ?
II/ Antithèse : possibilité d’une entente sur la valeur et la beauté d’une œuvre d’art.
A) Les critères objectifs
Nous ne devons, en effet pas croire que la beauté est quelque chose de totalement subjectif. Le sentiment qui est provoqué par la beauté ne se présente pas dans certains objets. Il doit posséder des caractéristiques objectives qui sont elles aussi difficiles à déterminer de façon rigoureuse. Nous pouvons, cependant, citer la symétrie dans le cas d’un monument, l’harmonie dans celui d’une mélodie ou encore l’équilibre c’est-à-dire la juste proportion des parties à l’égard du tout dans le cas de la silhouette d’un homme ou d’une femme.
B) Point de vue de Kant
En outre, contrairement aux choses qui sont seulement agréables, une chose belle doit nous donner l’intime conviction qu’elle peut et qu’elle doit plaire à tout le monde autrement dit nous trouvons certaines choses si agréables que nous sommes tentés d’exiger que tout le monde soit du même avis que nous. Ce sont précisément ces choses que Kant Qualifie de Belles.
Autrement dit, si dans le domaine de l’agréable selon Kant, c’est à chacun ses goûts, dans le domaine du beau il devient difficile de ne pas présupposer un sens commun c’est-à-dire une universalité. La preuve en est qu’en présence d’un objet que nous qualifions de
beau nous ne prenons pas la peine de préciser qu’il est beau pour nous comme si
un avis contraire était absolument inconcevable.
Dans la continuité de l’argumentation Kantienne, On peut également observer qu’il existe bien souvent une humanité autour d’objets qui nous semblent laids voir même monstrueux. Pourquoi dans ce cas l’humanité ne se retrouverait elle pas dans la
beauté ? Il est exact que je ne peux pas m’empêcher de penser en mon fort intérieur qu’une chose est accessoirement belle et que tout le monde devrait de droit juger qu’elle l’est.
Mais il n’endemeure pas moins que de fait ce jugement de goût n’a pas une valeur
universelle.
III/ L’importance de la discussion
Bien que nos goûts soient toujours
personnels et ne soient pas démontrables nous, ne devons pas croire qu’il est
inutile de discuter de nos goûts car la discussion permet de les modifier et
les enrichir c’est-à-dire d’apprécier des choses qui ne sont pas faciles
d’accès et qui demandent une certaine culture du goût. Chacun est amené à
éclaircir sa position ou au contraire à s’offrir à une nouvelle forme de
beauté.
Conclusion :
Le domaine du goût est certes voué au relativisme car il repose en dernière instance sur la culture et la sensibilité individuelle. Toutefois ce que l’on nomme le bon goût est quelque chose qui s’apprend et qui epose avant tout sur le fait que l’on prenne l’habitude de fréquenter les musées ou les salles de cinéma, de boire du vin de qualité et d’en discuter
avec autrui.
https://cdn-blog.superprof.com/blog_ressources_fr/wp-content/uploads/2018/05/prof-de-management-1.jpgOlivier Professeur en lycée et classe prépa, je vous livre ici quelques conseils utiles à travers mes cours ! - Si vous désirez une aide personnalisée, contactez dès maintenant l’un de nos professeurs !
La beauté des œuvres d’art est-elle objective ou subjective ? – Document ‘.art-in-mov.com’
La beauté est-elle une notion universelle ? Comment juger de la beauté d’une œuvre d’art ? Les perçoit-on tous de la même façon ? Art In Mov,galerie d’art contemporain africainvous en dit plus sur la beauté des œuvres d’art.
Le critère de beauté à travers l’art et les continents
Lors de mesvoyages en Afriquedans lesannées 1990, du temps où il n’avait ni téléphones portables ni Internet, j’emportais des feux d’artifice avec moi pour faire découvrir cela aux habitants du quartier. Les visages s’émerveillaient, les yeux des enfants s’écarquillaient et brillaient de mille feux en découvrant un tel spectacle pour la première fois. Nous étions tous envahis d’émotion et d’un bonheur contagieux. Ce genre d’expérience pourrait donner l’impression que la beauté est universelle.
Ishola Akpo
une photographie d’Ishola Worou Akpo
Mais qu’en est-il vraiment de la notion de beauté ? Il n’y a rien de plus multiple et divergent que des opinions sur des critères esthétiques. Est-ce que les critères de beauté sont semblables à travers le monde ? On sait par expérience que lorsque l’on change de continent, cette notion de beauté évolue et se nuance en fonction de la culture. Alors, comment juger une œuvre d’art internationale et selon quels critères ?
La beauté dans le monde de l’art
Imposer des critères de beauté semble être une démarche un peu directive. Est-ce que ça à un sens ? Dans le monde de l’art, certaines écoles, institutions ou même pays, inculquent une méthodologie d’expression propre. La liberté d’expression n’en est pas pour autant atteinte, mais les notions vis-à-vis de l’art sont variées.
Camille Azankpo
Camille Azankpo Tete, Sculpture en émail sur tableau en bois
Sur le marché de l’art, il y a une certaine nécessité de se référer à des valeurs éligibles. Les commissaires-priseurs se réfèrent à une sensibilité esthétique, à laquelle viennent s’ajouter d’autres critères : la qualité des œuvres, les tendances du moment, la notoriété de l’artiste… La valeur et la beauté d’une œuvre s’évaluent à travers un faisceau de données.
Les valeurs prédéfinies de la beauté dans notre société actuelle
Dans notre société de consommation actuelle, le marketing a imposé ses codes. Des critères prédéfinis existent pour juger de la notion du beau. L’effet de mode a un réel impact aujourd’hui. Tout comme les a priori sur les couleurs portées par les filles ou les garçons. S’éloigner de ces codes ouvre l’esprit à d’autres horizons, d’autres cultures, à une réelle personnalité. Lesartistesl’ont souvent compris : se libérer de son propre conditionnement est un exercice enrichissant.
Photographie ghanéenne
Les œuvres d’art anonymes
La révolution numérique et l’apparition desréseaux sociauxa eu un réel impact dans le monde artistique. De plus en plus d’artistes anonymes se dévoilent, partagent leurs créations avec la communauté. Des photos ou vidés d’œuvres circulent aisément sur Internet. Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre va susciter un engouement particulier plus qu’une autre ? Au Ghana, on a vu des photographes amateurs émerger grâce à des milliers voire millions de likes. Par la suite ils ont étéinvités à des salons artistiques, des biennales. Est-ce un phénomène éphémère ou pérenne ? L’avenir nous le dira. Les tendances du moment ne sont pas toujours celles du futur. Van Gogh serait certainement interpellé de voir à quel point ces œuvres continuent d’émerveiller les amateurs d’art international en ces années 2020 !
Peinture
La beauté est une notion subjective à chacun, influencée par sa culture, ses inspirations, son éducation. Pourtant, certaines œuvres font l’unanimité à travers le monde et les époques, et ce, via des critères objectifs artistiques.
artinmov-body-painting-photo
Pour apprécier une œuvre d’art dans sa complexité et sa globalité, on peut dire qu’il faut considérer son ressenti subjectif en accord avec des critères objectifs. Dans le monde de l’art, on encourage à rester éveillé et émerveillé par d’autres horizons que les sentiers prédéfinis.
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Livre de Lorraine Daston et Peter Galison : l’Objectivité dans les sciences - 2012
L’ouvrage de Lorraine Daston et Peter Galison présente le résultat d’une enquête sur la genèse et les mutations de l’objectivité, une « vertu épistémique » majeure des sciences modernes. Richement illustrée, leur analyse se concentre sur les pratiques et idées qui ont nourri la conception des atlas scientifiques, depuis le XVIIIe siècle, en Europe et en Amérique du Nord.
Information : @2012 - 2978-2-84066-334-8 - 28€ - E576 – Zoui – français - 135 L - 210 H
Communiqué
L’objectivité est nécessaire à l’histoire mais il y a aussi une histoire de l’objectivité : le livre de Daston et Galison la développe par une périodisation originale des aventures du concept. Un ouvrage fondamental, rédigé par deux des plus grands historiens actuels des sciences, qui appartient aussi bien à l’histoire de l’art (et à l’histoire tout court) qu’à celle des sciences et de la philosophie, impliquant des « manières de voir » à la fois sociales, épistémologiques, esthétiques et éthiques.
L’objectivité a une histoire, et celle-ci se révèle pleine de surprises. Lorraine Daston et Peter Galison retracent dans cette somme l’émergence de l’objectivité dans les sciences au milieu du XIXe siècle et montrent comment ce concept se distingue de deux vertus concurrentes : la vérité d’après nature et le jugement exercé. Ce récit est jalonné de grands idéaux épistémologiques qui recoupent des pratiques quotidiennes de fabrication d’images scientifiques : entre le XVIIIe et le début du XXIe siècle, les images révélant le mieux les profondes orientations des sciences empiriques (de l’anatomie à la cristallographie) sont celles des atlas scientifiques — ces recueils iconographiques qui enseignent aux praticiens d’une discipline ce qu’il faut observer, et comment le regarder.
Ces images définissent ainsi les objets de travail des sciences de l’œil (cristaux de neige, galaxies, squelettes, particules élémentaires…) et permettent de mettre au jour l’histoire cachée de l’objectivité scientifique et de ses concepts concurrents. Qu’un auteur d’atlas idéalise une image pour isoler l’essentiel au nom de la vérité d’après nature, ou qu’il refuse d’en éliminer même le détail le plus fortuit au nom de l’objectivité, ou encore qu’il mette en évidence des formes au nom du jugement exercé est une décision qui procède autant d’un ethos que d’une épistémologie.
Cet ouvrage s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à la notion d’objectivité et à ce que signifie voir le monde avec un regard scientifique — mais aussi avec un regard artistique, car comme l’écrit Bruno Latour en préface de ce livre, le travail de Lorraine Daston et Peter Galison « appartient aussi bien à l’histoire de l’art qu’à celle des sciences ».
Sommaire :
— Epistémologies de l’oeil
— La vérité d’après nature
— L’objectivité mécanique
— Le soi scientifique
— Objectivité structurale
— Le jugement exercé
— De la représentation à la présentation– Objectivité en sciences
P Peter GalisonLorraine Daston
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Source : https://www.paris-art.com/objectivite/
L’objectivation du subjectif - Le concept d’image de Friedrich Theodor Vischer et la fondation de l’histoire de l’art comme science empirique esthétique - Hubert Locher - Traduction de Audrey Rieber – 2012 – Diffusion : ‘cordis.europa.eu’
Résumé
À tort peu lu en France, l’esthéticien et philosophe Fr. Th. Vischer y est surtout connu pour ses réflexions sur l’Einfühlung et l’esthétique de l’empathie. Il s’agira ici de montrer comment la solution qu’il propose au problème de l’objectivation du subjectif – mis en rapport avec le concept d’image – participe de la fondation de l’histoire de l’art ou science de l’art au xixe siècle. Ses analyses, qui oscillent de façon remarquable entre spéculation philosophique et prise en compte de l’objet d’art concret, culminent dans l’analyse de l’acte de symbolisation à l’œuvre dans l’« image d’atmosphère ».
Mots-clés : Einfühlung (empathie), histoire de l’art, image d’atmosphère, subjectivité, symbolisation, tableau
Personnes citées : Friedrich Theodor Vischer, Karl Friedrich Lessing, Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Plan :
1. Introduction
2. La subjectivité et le concept d’art – le « tableau » comme poème visuel
3. L’histoire de l’art comme instance d’objectivation
4. Le beau comme « acte » d’« empathie » critique
5. L’« image d’atmosphère »
Conclusion
Notes de l’auteur - Une version allemande de cet essai est à paraître dans le Jahrbuch der Schiller-Gesellschaft en 2012.
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1. Introduction
1 Sur l’importance de Vischer pour l’histoire de l’art, voir notamment Götz Pochat, “Friedrich Theodo (...)
1 Je me propose ici de traiter de l’objectivation du subjectif dans la perspective du concept d’image développé par Friedrich Theodor Vischer (1807-1887), philosophe, esthéticien, critique d’art, germaniste, poète ambitieux et homme politique souabe ; j’étudierai pour ce faire sa contribution à la fondation de l’histoire de l’art ou science de l’art au xixe siècle1. Ses réflexions en la matière ont été diffusées par la large audience rencontrée par son Esthétique.
Celle-ci s’est avérée essentielle pour la philosophie de la perception qu’on qualifie d’« esthétique de l’empathie ». Au-delà de son influence sur l’Einfühlungsästhetik qui s’est développée dans le dernier quart du siècle et sur les travaux ultérieurs du fils de F. Th. Vischer, Robert Vischer, elle a eu des effets immédiats sur l’histoire de l’art. Riche d’une foule d’observations sur les artistes et les œuvres d’art, l’esthétique de Friedrich Theodor Vischer était aussi connue de nombreux historiens d’art pour être une mine pour la réflexion critique.
2 Le concept d’image de Vischer provient d’une confrontation critique et philosophique avec l’objet d’art concret, une démarche qui est loin d’être évidente pour un philosophe. Je partirai de la question philosophique de la possibilité d’une objectivation du subjectif. Il va de soi que mes analyses ne se rapporteront que d’une façon générale aux discussions complexes consacrées par l’esthétique philosophique et l’histoire des sciences à l’objectivation du subjectif. Elles permettront néanmoins d’aborder un aspect important voire fondamental qui, depuis la fin du xviiie siècle, participe du concept d’art et du discours théorique afférent de l’esthétique, de la critique d’art et de l’histoire de l’art. Peut-être même revêt-il un intérêt inédit pour la science de l’art actuelle comprise comme science de l’image esthétique.
3Pour le dire vite, j’aimerais montrer que la science de l’art se constitue comme instance productrice de subjectivité en relation avec l’élaboration d’un concept d’image qui, bien que spécifiquement européen ou du moins « occidental », pourrait bien être encore actif de nos jours.
2. La subjectivité et le concept d’art – le « tableau » comme poème visuel
4 On oppose d’ordinaire le subjectif à l’objectif, compris comme ce dont on peut prouver l’exactitude. Le subjectif désigne l’opinion individuelle et des sentiments indifférenciés qui, difficilement communicables, s’expriment tout au plus par des gestes, des mimiques, le rire et les pleurs. Il évoque aussi une émotion invisible mais indubitable, dont la réalité peut être attestée immédiatement par celui qui l’éprouve. Peu fiables pour autrui, c’est pourtant par de tels impressions et sentiments personnels que l’individu s’éprouve en tant que tel. C’est parce que j’ai des sentiments qui sont des émotions intérieures que je m’éprouve auprès de moi-même et comme individu.
- 2 Voir Christoph Menke, “Subjektivität”, in Ästhetische Grundbegriffe. Historisches Wörterbuch in sie (...)
- 3 Joachim Ritter, Subjektivität. Sechs Aufsätze, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974 et notamment : (...)
- 4 Ibid., p. 16.
- 5 Ibid., p. 23.
5 La subjectivité comme intériorité est thématisée en ce sens dans la philosophie de Hegel. Il est difficile de déterminer précisément quand apparaît la définition de la subjectivité comme « unité capable de pensée et d’action » à laquelle « est attribuée un rapport à soi spécifique2 ». Mais ce qui est sûr, c’est que la subjectivité au sens de Hegel est un phénomène ou plutôt une notion moderne. Dans son interprétation de la théorie hégélienne de la subjectivité, Joachim Ritter a décrit l’émergence de cette conception comme un événement qui a fait date3. Ritter met la subjectivité comme « être-auprès-de-soi » de l’individu dans son « intériorité » en rapport avec les bouleversements historiques dûs à la Révolution française, quand, sur la base de la nouvelle conception du droit qui mettait désormais en son centre l’homme comme homme et comme individu, la « société bourgeoise industrielle essaya de se constituer politiquement et d’établir des droits et un État propres4 ». La subjectivité dont il est ici question – « l’individu en soi » – est qualifiée par Hegel de « deuxième figure de l’histoire mondiale », « parce que, avec elle, la substance de la liberté parvient positivement au concept et, après l’effondrement de l’ordre ancien, devient la base du droit et de l’État dans la société occidentale moderne5 ».
- 6 Ibid., p. 27.
- 7 Ibid., p. 33.
- 8 Ibid., p. 9.
6 Pour Ritter, ce tournant dans l’histoire mondiale se fait au prix d’une discontinuité avec le passé. La philosophie des Lumières constate chacune des ruptures à la suite desquelles « la raison exclut le “divin” et le “beau” de l’effectivité pour en faire quelque chose de purement subjectif qui n’est plus que “superstition” ou “jeu inessentiel”. Là où le beau n’est plus qu’une “chose”, où le bosquet sacré devient un “bois” et les temples “des blocs et des pierres”, la nature et le monde où vit l’homme sont objectivisés6 ». Ces images impressionnantes sont celles de Hegel dans son article de 1802, Foi et savoir.
Il en résulte, argumente Ritter avec Hegel, que c’est la « subjectivité […] [qui] s’est chargée de préserver religieusement le savoir de Dieu, esthétiquement le beau, comme morale, les mœurs, et de maintenir présent ce que, sur le sol de la société, l’objectivisation du monde rend purement subjectif7 ». À en croire Ritter, Hegel a aussi vu dans ce déplacement une éviction que sa philosophie tente de lever. Ritter pour sa part considère que « cette figure de l’histoire mondiale » échoit à la subjectivité, dans la mesure où celle-ci continue à « préserver intérieurement, dans le sentiment et dans le cœur, ce que, dans sa tendance à la réification, la société abandonne ou détruit comme apparence ou superstructure idéologiques8 ».
7 La subjectivité apparaît donc d’abord comme une instance de conservation. Elle sauve et conserve ce qui ailleurs est perdu. Mais il est important de souligner qu’elle possède, outre son aspect compensatoire, un côté productif. Ce que, dans son interprétation de Hegel, Ritter décrit comme subjectivité est une forme d’être qui se constitue sous la pression des changements sociaux mais aussi au sein et au cours de ces transformations et qui conduit à modifier d’une façon productive ce qui, de la forme ancienne, serait devenu inintéressant et impossible.
C’est ainsi que naissent de nouvelles institutions où la subjectivité ici évoquée prend figure en participant activement à la formation de la société moderne. La philosophie de la subjectivité serait l’une des formes issues de ce processus historique de découverte du sujet par lui-même. Elle est, pour Hegel, le but du développement. Mais la subjectivité n’est pas seulement réalisée philosophiquement. Elle devient aussi l’objet de l’art moderne et de ses institutions, dans les beaux-arts, la musique et la littérature.
- 9 Karl Pestalozzi, Die Entstehung des lyrischen Ich. Studien zum Motiv der Erhebung in der Lyrik, Ber (...)
8S S’appuyant sur les Cours d’esthétique où Hegel définit le poème comme « constitutif du sentiment de soi », le germaniste Karl Pestalozi a montré que ce tournant est reconnaissable dans les changements formels de ces « arts » eux-mêmes, et tout particulièrement dans le développement de ce qu’on peut appeler la poésie moderne et l’avènement du « je lyrique ». « Il confère au sujet, c’est-à-dire au je, ce qui le fonde comme substance. Il tire son soi du poème 9 ».
Cette fonction – que l’on pourrait qualifier de poétique – est aussi exercée depuis la fin du xviiie siècle, et parallèlement à l’émergence d’un lyrisme de la nature qui se rapporte au sujet, par les beaux-arts, tout spécialement par la peinture ou, plus exactement, par le « tableau », auquel on confère désormais un sens nouveau. Même s’il s’inscrit dans cette tradition, il n’est peint ni pour un studiolo ni pour la galerie d’un prince, mais pour un intérieur bourgeois. Celui-ci est le salon d’apparat, la salle de séjour d’une maison privée ou encore le musée qui commence à se développer comme une institution destinée au public bourgeois.
La fonction spécifique du tableau et l’une des fonctions essentielles du tout nouveau musée est de permettre à l’homme bourgeois de cultiver sa subjectivité (son intériorité) et de réaliser par là son identité propre. Mais il faut remarquer que, à l’instar du poème nouveau, le nouveau tableau ne peut être pensé sans les médias qui le véhiculent. Tout comme le poème ne peut être conçu sans le livre, l’almanach et la lecture, le tableau ne peut être compris sans l’exposition, le marché de l’art, les musées des beaux-arts, les instances qui le réfléchissent et les commentaires d’art. Car ce n’est qu’à travers un processus de communication que la nouvelle idée d’art et le concept de subjectivité sont objectivés. Cette subjectivité n’est pas un état, mais un accomplissement.
3. L’histoire de l’art comme instance d’objectivation
9 L’esthétique mais aussi la critique d’art et l’histoire de l’art contribuent, à leur manière, à élaborer le concept d’art. Elles développent des discours distincts, voire rivaux, qui entretiennent des rapports complexes et parfois tendus. Les Cours d’esthétique ont assurément fait office de catalyseur, eux qui, tout en considérant l’art philosophiquement, l’étudient dans ses manifestations concrètes et ses formes singulières historiques et en font un objet de connaissance scientifique. Ils indiquent tout bonnement quel sera le défi des sciences de l’art du xixe siècle qui reprendront la tâche fixée par Hegel de donner un fondement scientifique à l’essence de l’art, sous un angle historique ou esthétique, et finalement sous les deux à la fois.
10 Concilier ces deux approches est le programme auquel Friedrich Theodor Vischer se consacrera toute sa vie. En tant que philosophe et esthéticien, Vischer fait sienne la conception de la subjectivité de Hegel et s’efforcera après lui et sa vie durant de trouver parmi ces discours et à l’aide de l’art une médiation au problème de la constitution et de l’objectivation de la subjectivité. Notons que c’est de la confrontation avec ce problème fondamental que naîtra la théorie de l’empathie (Einfühlungstheorie) qui, développée par son fils, l’historien de l’art Robert Vischer, fécondera diversement la discipline à la fin du siècle.
11 Friedrich Theodor Vischer, lui, ne s’est jamais considéré comme un historien d’art. Néanmoins, en tant que critique et philosophe qui, si l’on en croit sa biographie, voulait devenir peintre étant jeune, il était attentif à l’aspect pratique de l’activité artistique, plus encore que Hegel qui, sur ce point aussi, aurait pû être son modèle. Il observe et commente l’art de son temps et se met rapidement à lire et à recenser les derniers travaux d’histoire de l’art.
- 10 Friedrich Theodor Vischer, Mein Lebensgang, in Kritische Gänge, Robert Vischer (ed.), Munich, Meyer (...)
12 Il est significatif que son autobiographie évoque son intérêt pour les développements de l’histoire de l’art. Au départ, sa formation n’a rien de particulier et se limite aux impressions artistiques ramenées d’un voyage fait dans la tradition du culte de l’Antiquité classique et de l’Italie. Il est auditeur libre à Berlin pendant le semestre d’hiver 1832-1833 où il fait notamment la connaissance de Franz Kugler et de Gustav Heinrich Hotho ; ce dernier, qui deviendra historien de l’art, est l’éditeur de l’Esthétique de Hegel. Sur le chemin du retour, il passe par Dresde, Prague, Vienne et Munich. Il visite des collections de peinture, mais sans grande préparation – du point de vue des voyages de formation de l’époque – et voit, à Dresde, une collection de moulages. Dans l’Histoire de [s]a vie, il raconte que, à leur contact, sa sensibilité se serait « inconsciemment » orientée vers « le monde des formes pures, sa véritable terre natale [Heimat]10 ». Le « ravissement » qu’il éprouva était en vérité un pur « plaisir de contempler, un soulèvement intérieur général et plein d’ardeur ».
13 Il n’était pas en mesure alors d’établir des « distinctions claires » susceptibles de guider son regard :
- 11 Loc. cit.
À l’époque, par exemple, je ne disposais encore ni de cadre pour assigner aux écoles et aux maîtres leur place dans l’histoire, ni de point de repère pour comprendre la différence des styles à partir de leur évolution au cours d’époques culturellement, historiquement et ethnologiquement déterminées et pour saisir, à partir de là, même l’étrange et le rébutant 11.
- 12 Ibid., p. 474.
- 13 Loc. cit.
- 14 Ibid., p. 472.
- 15 Friedrich Theodor Vischer, “Deutsche Kunstgeschichte”, in Kritische Gänge, Munich, Meyer & Jessen, (...)
14 Son goût intuitif et enthousiaste pour l’art marquât aussi son expérience italienne qu’il essayât d’inscrire dans la tradition goethéenne. Pour préparer ce premier séjour dans la péninsule, qu’il effectua entre 1839 et 1840, il pouvait s’appuyer aussi bien sur le Manuel de l’histoire de la peinture de Franz Kugler, qui venait de paraître en 1837, que sur le Manuel d’archéologie de Karl Otfried Müller. Il vit évidemment les « écoles et maîtres préraphaélites ». Comme il l’écrit dans son autobiographie, il en avait déjà entendu parler mais ne les connaissait que de nom ; il se rappelle leur « innocence touchante, leur profonde grâce et leur délicieuse naïveté » qui auraient fait de lui un « nazaréen » « s’il n’avait déjà été autrement disposé 12 ».
D’emblée, en effet, il avait pris le parti classique d’un Goethe. C’est ainsi que lorsqu’il décrit la véritable révélation qu’il éprouva alors, il cite tout à fait à propos les élégies romaines de Goethe, relativisant considérablement son expérience qui n’est qu’« un exemple supplémentaire d’imprégnation, de transformation, de fécondation de la nature humaine nordique, subjective et excessivement tournée vers l’intériorité par la nature grande, libre et objective du Sud, de l’art classique et de la Renaissance ». « “Subjectif” : moi aussi je ne broie pas peu la nature trouble en moi, qui sombre silencieusement dans la contemplation de soi-même pour les voies sinistres de l’esprit insatisfait avoir suivies 13 ».
Vischer met ici expressément la subjectivité en relation avec le « surplus d’intériorité de la nature nordique » et voit dans l’expérience de l’Antiquité classique un moment clé qui a amorcé l’orientation vers le plaisir sensible de l’existence et le sentiment de soi et qui, finalement, a conduit à la contemplation objectivante du monde. Cette évolution de Vischer fait immédiatement suite à son abandon de la philosophie spéculative. Déjà lorsqu’il essayait de donner ses premiers cours de philosophie à la manière de Hegel, il estimait n’être guère productif dans ce métier : il reconnaissait « n’avoir plus rien à dire là où l’intuition et l’imagination n’ont plus rien à dire », mais il voyait néanmoins dans la philosophie une « clé » permettant d’exprimer davantage de choses, de façon « plus profonde et plus claire » que lorsque, « sans dialectique ni sens de l’unité, de la différence et du flux entre les deux », on aborde « la matière de l’expérience interne et externe 14 ».
On peut voir dans cette remarque de 1882 une critique des autres approches de l’art, c’est-à-dire de l’esthétique spéculative mais aussi de cette histoire de l’art que Karl Friedrich Rumohr et Franz Kugler venaient de qualifier de « science empirique ». Dès 1844, Vischer reproche à Kugler – il a en vue son Manuel d’histoire de l’art publié en 1842 – de dédaigner la « connaissance philosophique de la nécessité interne d’un développement orienté vers un but déterminé, qui est la tâche de l’art moderne, et de n’avoir pas, dans son histoire de l’art, saisi plus nettement l’âme pathétique, c’est-à-dire compris le lien entre l’art et la religion comme un rapport souple qui, au cours de ses mouvements et amendements critiques, change essentiellement de caractère pour laisser enfin libre cours à l’art dans le monde15 ».
- 16 Ibid., p. 107 sq.
15 Cette remarque est extraite de L’histoire de l’art allemande. Vischer y discute une série d’ouvrages récents sur l’histoire de l’art de son pays, tout particulièrement l’Histoire de la peinture allemande et néerlandaise (Berlin, 1843) de Gustav Heinrich Hotho, un élève de Hegel ; il se sent enfin à même d’y donner sa propre définition de l’historien d’art. Celui-ci se distingue de l’« historien politique » par son « pur amour des œuvres d’art véritables » et son « intuition pleine et entière ». À l’instar du « peintre qui ne pense qu’avec des formes », il doit « s’habituer […] à ces nerfs et à cette sensibilité qui appartient toujours à l’art ». Il ne doit pas être un artiste, mais avoir un sens pour son métier.
S’il veut appréhender le cours de l’histoire dans son intégralité, il doit, à la différence de l’artiste, s’occuper également de toutes les formes d’art, « avec amour » et distance à la fois : « Il doit aimer chaque enfant de l’art comme si c’était le sien mais se comporter envers lui comme s’il lui était étranger : il doit saisir l’âme intérieure de l’ensemble du cours de l’histoire et le surplomber tout en ne considérant chaque individualité que comme un point dans ce tout lorsqu’il s’y plonge amoureusement ».
Il doit donc posséder au même degré un « regard surplombant et un regard en profondeur ». Vischer distingue deux catégories. La première prend « la forme d’un toucher sain, à moitié conscient, comme chez Rumohr ». La seconde, qu’il considère comme « la plus élevée et la plus vraie », est le « concept philosophique ». L’historien d’art doit aussi posséder une connaissance critique directe des archives et des objets. Parfaitement impartial, mais « au fait de la culture de son époque » et conscient des tendances du moment, l’historien de l’art a pour tâche de comprendre le courant du passé16.
16 Ces analyses de Vischer décrivent, mais souvent incomplètement, l’idéal d’une discipline scientifique encore balbutiante, qui cherche à lier différents aspects d’une manière qui sera très disputée par les contemporains et restera problématique. Il s’agit, au fond, de réconcilier en une seule personne réflexion philosophique et vision concrète du monde. Vischer formule clairement ce qu’il attend en principe de l’étude de l’art dans l’histoire de laquelle il croit voir « l’expression sensible la plus pure de l’histoire de l’esprit ». Il ne pense pas uniquement aux beaux-arts mais, dans la mesure où leur histoire incarne celle de l’art, ils jouent un rôle décisif.
4. Le beau comme « acte » d’« empathie » critique
17 Friedrich Theodor Vischer, Ueber das Erhabene und Komische : ein Beitrag zu der Philosophie des Schö (...)
17 Retracer l’histoire de l’esprit à travers ses objectivations artistiques pourrait passer pour un programme hégélien. Mais si celui-ci forme bien l’arrière-plan de l’esthétique de Vischer, le moment historique recule, voire disparaît, devant l’aspect systématique. Vischer a explicitement conçu son Esthétique ou science du beau pour ses cours.
Commencée dans les années 1830, achevée en 1857, composée de 9 volumes suivis d’un index, l’œuvre, bien qu’imposante, suit un plan clair et simple. Sa structure est fixée dans un plan publié dès 1837.
Organisé en trois parties, l’ouvrage s’ouvre par une détermination du « beau en soi » selon son concept général de métaphysique du beau. La seconde partie, consacrée à l’« existence unilatérale » du beau, comporte deux sections qui traitent respectivement de son « existence objective » comme beau naturel et de son « existence subjective » dans l’imagination. La troisième partie examine l’art qu’elle définit comme une synthèse, l’« extériorisation de l’imagination dans l’art » ou, si l’on veut, une objectivation du subjectif qui s’est formé dans l’imagination. Vischer, lui, parle d’une « extériorisation de l’imagination dans l’art, dans l’existence subjective-objective la plus haute de la beauté17 ».
- 18 Loc. cit.
- 19 Friedrich Theodor Vischer, “Plan zu einer neuen Gliederung der Ästhetik”, in Kritische Gänge, Munic (...)
18 À l’instar des Cours d’esthétique de Hegel, l’ouvrage est construit dialectiquement, « par degrés », et consacre sa troisième partie aux formes d’art singulières. La poésie vient en dernier et occupe la place la plus haute, car ce n’est qu’en elle que « l’idée du beau donne à tout son contenu une existence adéquate18 ». Bien que Vischer tienne les beaux-arts en haute estime, il leur attribue une place inférieure car ils sont des arts « objectifs ». Cette échelle de valeurs est également introduite au sein des beaux-arts. Vischer commence par traiter de l’architecture, qu’il qualifie d’« objective », puis de la sculpture, qui introduit le subjectif, mais seulement comme « unité immédiate de l’esprit avec son corps ». La peinture, où « perce le subjectif », se voit garantir la place la plus élevée parmi les beaux-arts 19.
- 20 Heinz Schlaffer et Dirk Mende, “Friedrich Theodor Vischer 1807-1887”, in Marbacher Magazin, Ulrich (...)
19 Pendant les vingt années que durera la rédaction de son esthétique, Vischer se tiendra scrupuleusement à ce plan. Bien qu’il ne tardât pas à douter de son grand œuvre, il continua à défendre l’idée, y compris dans les 200 pages de la « Critique de mon esthétique » publiée ultérieurement, qu’il est possible et sensé de présenter l’esthétique sous une forme systématique. Mais il faut avouer que le résultat est un monstre sur le squelette duquel sont greffés des centaines de paragraphes dont les explications se perdent dans un flot de considérations et d’exemples. En même temps, il s’agit d’une tentative sérieuse, dirigée contre les doutes toujours croissants de son auteur, de « réconcilier », sur une base métaphysique, « tout ce dont la conscience bourgeoise fait une expérience contradictoire : l’idéal et l’effectivité, la pensée et l’intuition, l’abstraction et la sensibilité 20 », moyennant quoi l’art se voit attribuer une tâche jusque-là réservée à la religion ou à la métaphysique. Le contenu véritable du monumental édifice consiste toutefois, non dans l’exposition du système en tant que tel, mais dans ses innombrables considérations. Bien que finement différencié, le système est moins important que sa mise en œuvre et les paragraphes moins intéressants que les explications et leurs libres réflexions qui s’efforcent toujours de mettre en rapport un concept ou une idée avec la réalité objective de l’art.
Les observations sans nombre, les commentaires profonds et les jugements sévères portés sur les œuvres d’art passées et présentes ne sont pas accessoires : réflexions sur un objet concret, ils montrent que l’œuvre de Vischer représente, en principe, l’accomplissement de ce qu’il considère comme « beau ». L’esthétique elle-même, prise comme un tout, extérioriserait une représentation subjective du beau en tentant de l’objectiver par un travail conceptuel effectué à même l’œuvre d’art.
2 0L’esthétique possède une sorte de composante performative qui constitue peut-être l’aspect le plus intéressant de la théorie esthétique de Vischer. C’est précisément parce que ses analyses des œuvres d’art ne relèvent pas de la seule philosophie spéculative mais aussi d’une critique de l’objet concret fondée sur des concepts, qu’elles peuvent être considérées comme relevant d’un « travail d’empathie » objectivé conceptuellement au terme duquel seulement advient le contenu de l’œuvre d’art..
Dans la « Critique de mon esthétique », Vischer formule une idée qui, selon toute vraisemblance, lui est venue alors qu’il rédigeait son esthétique. Il y remarque d’entrée que l’erreur fondamentale de son système réside dans la croyance en un beau naturel en soi. Après avoir récusé son existence, il avance une idée qui renverse littéralement son édifice, à savoir qu’il ne peut absolument pas y avoir de ‘beau’ objectif.
- 21 Friedrich Theodor Vischer, “Kritik meiner Ästhetik”, in Kritische Gänge, Robert Vischer (ed.), Muni (...)
Le beau n’est pas un simple objet, le beau n’advient que dans la contemplation ; il est le contact entre un objet et un sujet qui l’appréhende, et, parce que c’est le sujet qui est vraiment actif dans ce contact, il est un acte. Bref, le beau n’est rien d’autre qu’un mode déterminé de la contemplation 21.
21Même si une telle affirmation ne veut pas dire que n’importe quel objet est susceptible d’être contemplé esthétiquement, elle ouvre néanmoins cette possibilité en suggérant que ce qui n’est pas humain, la nature, les choses, peut aussi faire l’objet d’une contemplation esthétique. Mais ce qu’elle signifie avant tout, c’est que ce type de contemplation requiert un équivalent dans l’objet considéré. C’est le cas lorsque l’artiste contrecarre dès la réalisation de l’œuvre ce que l’on peut nommer l’acte de symbolisation subjectif du spectacteur.
- 22 « Atmosphère » traduit Stimmung. Lorsque la traduction n’a pu être maintenue, le terme allemand est (...)
22 C’est ce qui se passe avec le tableau de salon, que nous avons déjà évoqué, qui est aux beaux-arts ce que le poème est à la littérature. Ce n’est pas un hasard si Vischer développe la notion d’un tel tableau lorsqu’il analyse la peinture de paysage, c’est-à-dire cette catégorie du lyrisme de la nature où le monde inanimé des choses naturelles est transformé en beau artistique. Dans son esthétique, Vischer fait de l’« image d’atmosphère22 » le principe de la peinture de paysage.
Dès 1842, ses « Considérations introductives sur l’état de la peinture actuelle » en développent entièrement le concept. Il y décrit en détail un tableau du peintre de Düsseldorf, Karl Friedrich Lessing, Le chêne millénaire (figure 1). Il insiste d’abord sur le talent du peintre à représenter la « sentimentalité » et sur sa tendance à « emprunter sa matière au peintre lyrique » ; il y voit « un phénomène véritablement moderne » mais problématique, dans la mesure où « la sentimentalité ne s’accommode guère de la vie ». Il considère que l’introduction dans le paysage de personnages pleins de sentimentalité, « romanesques », pour reprendre ses mots, fait tout particulièrement problème. C’est dans ce contexte qu’il mentionne le tableau de Lessing :
- 23 Friedrich Theodor Vischer, “Die Aquarell-Copien von Ramboux in der Gallerie zu Düsseldorf. Einleite (...)
Dans une gorge de montagne profonde et boisée, entre des falaises abruptes, déchiquetées et couvertes d’abondantes plantes forestières entre lesquelles une source ruisselle, se dresse un chêne séculaire. Mêlant ses longues branches noueuses aux grands hêtres épais, il forme une feuillée dense qui laisse à peine entrevoir le ciel. Le regard se perd parmi les troncs, dans le bleu profond des lointains boisés. La solitude de la forêt est infinie ; on croit sentir l’odeur des mousses humides, entendre des bruits sonores, des murmures, des bruissements et les génies des montagnes tapant du marteau au fond des bois ; il semble qu’à ce roi des arbres, témoin vénérable d’une vie élémentaire et violente, immémorial vieillard des bois sous la cime duquel les siècles ont défilé, le cœur doive prendre part comme à une existence humaine respectable qui aurait largement dépassé la durée de vie normale de l’espèce ; nous sommes désormais enclins à dédaigner la foule morne des petits hommes insignifiants quand nous la comparons au règne solide, froid et calme des forces formatrice de la nature, indifférentes aux passions échevelées et au bouillonnement du cœur humain, mais auxquelles nous prêtons pourtant quelque chose de l’âme humaine.
Mais quelque chose ne vient-il pas troubler notre contemplation ? Quelles pensées intempestives viennent-elles perturber et glacer notre impression ? Une image de la Vierge est accrochée dans le chêne ; une dame et un chevalier, vêtus d’une façon romantique et soignée, sont agenouillés en prière devant elle ; ils semblent être en voyage, car deux chevaux minutieusement équipés et portant des bagages s’abreuvent au ruisseau. Que peuvent-ils bien faire là ? Ne font-ils que s’arrêter en chemin ? Le chevalier a-t-il séduit la dame et prient-ils maintenant pour le bonheur de leur amour ? Avons-nous affaire à une scène de roman ou au libre produit de l’imagination ? Ou bien, ou bien ? Bref, nous cogitons au lieu de jouir ; l’impression esthétique éveillée par le paysage en tant que tel a disparu et les personnages attirent impérieusement notre attention alors qu’elle devrait être entièrement tournée vers lui ; bref, l’artiste a coupé sa propre œuvre en deux23.
Figure 1
Figure 1
Le chêne millénaire, Carl Friedrich Lessing, 1837,
123 x 165,7 cm, Städel Museum, Francfort-sur-le-Main.
23 Description poétique, ce passage restitue authentiquement la façon dont Vischer met en rapport le sujet et l’objet dans un acte d’expérience esthétique. Mais cet acte, poursuit-il, loin d’être pleinement réussi, est perturbé. Bien qu’il ne les mentionne pas, il s’inspire des réflexions consacrées depuis la fin du xviiie siècle par Johann Georg Sulzer et Friedrich Schiller notamment au processus que son fils, l’historien d’art Robert Vischer, qualifiera précisément d’« empathie ». Formulé dans la thèse de Robert Vischer en 1872, ce concept sera repris et entériné par le père dans un article ultérieur de 1887 sur « Le Symbole ». L’empathie est le rapport processuel de l’impression individuelle au tableau objectivement donné, processus au terme duquel advient la subjectivité.
Je cite les passages où la terminologie de Vischer est utilisée :
- 24 Ibid., p. 222.
Par une sombre symbolique du sentiment », écrit-il, « la conscience humaine éprouve la nature élémentaire du règne végétal comme un reflet objectif de son propre état d’âme (Stimmung). […] la nature parle, elle résonne pour nous comme l’écho de notre âme qui se perd au loin. Mais le mystère de ces paysages d’atmosphère repose sur un acte qui unit deux moments. Le premier est un prêt car, dans la mesure où nous sommes parfaitement conscients du fait que le règne de la nécessité muette qu’est la nature ignore tout des sentiments mouvants de notre vie subjective, il nous faut commencer par supposer qu’elle y prend part […]24.
- 25 Ibid., p. 223.
- 26 Ibid., p. 221.
24 Vischer explique cette idée en détail avant d’en conclure que « le contenu propre de la peinture de paysage est donc de refléter la vie subjective dans le règne de la vie naturelle objective 25 ».
Il s’appuie sur des réflexions d’ordre spéculatif pour fonder ce processus de « prêt symbolique » qui semble avoir lieu spontanément. Il soutient que l’homme reconnaît instinctivement dans la nature sa « mère » qu’il chercherait à retrouver ; il s’efforcerait de la sorte de « réunir les pôles séparés de l’univers et de rétablir la personne originaire 26 ».
En fondant l’empathie sur la constitution métaphysique de l’homme comme être séparé de la nature et fondamentalement « divisé », Vischer fait de l’expérience esthétique un acte capable de résoudre le problème de la différence. Mais l’empathie fait plus que compenser une unité perdue et réintroduire l’expérience de l’absolu. S’il est pourvu d’une portée métaphysique, le concept vischérien est néanmoins essentiellement réflexif. Le spectacteur, en effet, s’expérimente lui-même comme être sentant – ou, plus exactement, symbolisant –, c’est-à-dire comme un sujet qui ne peut déterminer son identité que par sa différence avec un autre dans lequel il reconnaît ce que lui, spectateur, y a déposé.
- 27 Ibid., p. 223.
25 L’acte d’empathie esthétique est fragile et ne procure pas un savoir certain ; il réside bien plutôt dans ce rapport mouvant, dans ce flottement, que le concept d’« atmosphère » désigne adéquatement. Le sentiment d’accord du sujet avec l’objet peut être rompu à tout moment, y compris pendant la contemplation du tableau. C’est ce qui se produit dans notre cas dès qu’on remarque les personnages. « Mais quelque chose ne vient-il pas troubler notre contemplation ? Quelles pensées intempestives viennent-elles perturber et glacer notre impression ? », demande Vischer dans sa description. Les personnages dérangent, car ils attirent l’attention du spectateur.
Mais ils sont aussi gênants parce que la présence d’une scène secondaire, et donc intuitivement analogue dans l’esprit de l’artiste et du public, fait pour la première fois prendre conscience au spectateur que c’est à tort qu’il anime la nature de sentiments dont il sait depuis toujours qu’ils sont propres à l’homme. « Nous nous souvenons tout à coup que seuls les hommes ont un cœur et un esprit, et tout “prêt” cesse alors 27 ». Vischer en conclut que l’impression esthétique disparaît. Mais qu’elle puisse être perturbée montre aussi que l’impression comme accord existe, que l’expérience qui s’y déploie, loin d’être une saisie passive, est productive et relève de l’activité du spectateur.
- 28 Friedrich Schiller, “Über Matthissons Gedichte”, in Sämtliche Werke, Munich, Carl Hanser Verlag, 20 (...)
- 29 Friedrich Schiller, “Über Matthissons Gedichte”, op. cit., p. 999.
- 30 Ibid., p. 1000. Voir aussi Werner Busch (ed.), Landschaftsmalerei, Berlin, Reimer, 1997, p. 230.
26 Ce principe d’animation symbolique constitue le noyau de la conception vischérienne de l’art. S’il s’inscrit indéniablement dans la tradition de l’esthétique philosophique développée depuis la fin du xviiie siècle, son insistance sur le rôle actif du spectateur le distingue néanmoins nettement des théories de Fernow ou de Carus ainsi que de la conception d’un Johann Georg Sulzer, dont l’article sur le paysage décrit l’action de la nature sur le cœur. Les réflexions qui se rapprochent le plus de celles de Vischer ne sont pas davantage les théories romantiques et leur mystique de la nature mais celles de Friedrich Schiller.
Dans un article sur les poèmes de Matthisson (1794), Schiller défend l’idée que les paysages fournissent un contenu aux beaux-arts dans la mesure où des impressions sont à même de s’y exprimer. Comme la musique, la nature « paysagère » peut littéralement être transformée en nature « humaine » par une « opération symbolique28 ». Elle est définie comme une « représentation de la faculté de sentiments et par conséquent comme une imitation de la nature humaine 29 ». Elle constitue donc un objet estimable pour l’art, capable d’éveiller des idées chez le spectateur. Schiller estime que c’est « par la seule forme » que, à l’instar du musicien, le peintre de paysage incite « le cœur à éprouver certaines impressions, à accueillir certaines « idées », « accordant » ainsi l’âme « moralement ». Mais il est essentiel de laisser « l’imagination de l’auditeur et du spectateur » découvrir le « contenu » propre30. Ce point est décisif : l’effet d’atmosphère ne se produit que s’il ne repose pas sur la simple illustration d’un modèle poétique et si l’imagination est active.
- 31 Friedrich Theodor Vischer, Ästhetik oder Wissenschaft des Schönen, III. Teil, 2. Abschnitt, Heft 3 (...)
- 32 Ibid.
27 Dans son Esthétique, Vischer reformule en détails le problème des perturbations de la contemplation et les illustre d’exemples inédits, particulièrement clairs. Un paragraphe de la section sur la peinture introduit le genre du paysage ; il le définit comme un façonnage idéalisant du phénomène donné naturel, inorganique et végétal, qui a pour but d’« exprimer un état d’âme pressenti (Seelenstimmung) » (§ 698).
Le genre paysager est donc doté d’un caractère musical ou lyrique, ce qui est décisif pour déterminer sa place parmi les arts. Et parce qu’il est par principe indéterminé pour la subjectivité, le peintre commet une « erreur esthétique lorsque [il] […] rend expressément visible dans le paysage des pensées déterminées 31 ».
Qu’on pense aux paysages de Caspard David Friedrich où la symbolique religieuse est souvent indiquée de manière très explicite. Mais plus typique encore est l’exemple pris par Vischer : le Cloître sous la neige, un autre tableau de Carl Friedrich Lessing (figure 2). Il reproche au peintre de montrer trop clairement où il veut en venir : « On sent son intention et l’on quitte cet entre-deux propre au prêt où l’on attribue des impressions à la nature ; on sent que ce prêt est trop élevé et l’instinct qui nous y porte disparaît32 ».
Figure 2
Figure 2
Agrandir Original (jpeg, 443k)
Cloître sous la neige, Carl Friedrich Lessing, vers 1829,
61 x 75 cm, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, Cologne.
Conclusion
- 33 Aby Warburg, “Sandro Botticellis Geburt der Venus und Frühling. Eine Untersuchung über die Vorstell (...)
- 34 Robert Vischer, Ueber das optische Formgefühl, Leipzig, Hermann Credner, 1873. Réimprimé dans Rober (...)
- 35 « On s’est avisé depuis longtemps, écrit Vischer, que le beau n’est pas simple comme l’est un éléme (...)
- 36 Ibid., p. 453.
28 Étrange tentative pour sauver un continent perdu, l’Esthétique de Friedrich Theodor Vischer peut être considérée comme le point final de la philosophie métaphysique des systèmes. Mais cet essai avorté s’efforce aussi d’apporter une solution. Elle consiste, me semble-t-il, dans l’objectivation pragmatique de l’expérience du spectateur à travers un processus d’appropriation esthétique où la subjectivité propre est impliquée en tant qu’acte de production symbolique. C’est à cette question que Vischer a consacré son dernier article sur « Le Symbole » (1887) qui, comme on le sait, a été étudié de près par Aby Warburg et Edgar Win d33.
Il propose en quelque sorte la somme de sa pensée. Vischer, au fond, tente d’y définir tout acte d’expérience esthétique par lequel advient le beau comme une activité de symbolisation ; il caractérise cette action d’« empathie », en référence à la thèse, déjà évoquée, de son fils Robert Vischer sur Le sentiment optique de la forme (1873) 34. Ce n’est qu’à travers ce processus que le beau peut apparaître dans la représentation du spectateur, façon de réaffirmer la thèse du beau comme acte 35.
Le beau est la réalisation d’une représentation ; il est le transfert de signification lui-même, la manière, artificielle ou instinctive, dont l’image et le sens se lient dans l’acte d’empathie esthétique où « l’absence de liberté et l’obscurité » se nouent « avec la liberté et la clarté 36 ». Le contenu de cette représentation est compris dans le processus même et ne se constitue qu’à travers lui : il est la subjectivité, l’objectivation symbolique de soi à partir d’un objet qui n’est ni beau ni laid mais qui s’offre à l’empathie. Toute œuvre d’art qui exemplifie le concept d’« image d’atmosphère » tend vers cette expérience.
Bibliographie voir à la source
Référence électronique - Hubert Locher, « L’objectivation du subjectif », Appareil [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 03 juillet 2012, consulté le 09 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/appareil/1448 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.1448
Auteur Hubert Locher - Professeur en histoire de l’art et théorie des médias à la Philipps-Universität de Marbourg, Hubert Locher est également directeur du Deutsches Dokumentationszentrum für Kunstgeschichte – Bildarchiv Marburg (Centre Allemand de Documentation pour l’Histoire de l’Art – Archives Photographiques de Marbourg). Ses travaux sont consacrés à la littérature et à la théorie artistique moderne, à l’histoire de l’histoire de l’art, à la question des rapports entre mots et images, à l’esthétique et à l’histoire de la réception, à la photographie et aux problèmes muséographiques. On lui doit notamment : Raffael und das Altarbild der Renaissance (1994), Domenico Ghirlandaio ’Heiliger Hieronymus’. Malerkonkurrenz und Gelehrtenstreit (1999), Kunstgeschichte als historische Theorie der Kunst. 1750-1950 (2001 et 2010), Deutsche Malerei im 19. Jahrhunderts (2005), Kunstgeschichte im 20. Jahrhundert. Eine kritische Anthologie (2007). Depuis 2008, il publie, avec Ingo Herklotz, le Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft.
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Source : https://journals.openedition.org/appareil/1448
À propos de Friedrich Theodor Vischer – Il est né le 30 juin 1807 à Ludwigsbourg et mort le 14 septembre 1887 à Gmunden, est un historien de la littérature, philosophe et écrivain wurtembergeois. Usant des pseudonymes de Philipp U. - Wikipédia - Livres : Auch Einer, Auch einer : Eine reisebekanntschaft, PLUS - Enseignement : Tübinger Stift
Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ? - Nicolas Tenaillon - Publié le 16 mai 2022 – Bac philo, document ‘philomag.com’
Analyse des termes du sujet :
« Connaissance scientifique » : savoir objectif et systématique tiré de l’expérience et vérifié par elle.
« Vivant » - Ensemble des membres de toutes les espèces qui manifestent par leur organisation les caractéristiques de la vie.
« Possible » - Qui peut exister, non contradictoire, humainement réalisable.
Défrichage
Premières intuitions
Connaître le vivant semble a priori chose facile : il suffit de voir une plante bourgeonner ou de regarder un animal manger pour avoir l’impression de comprendre ce qui les anime. Le vivant paraît toujours tendre vers un but.
Mais le savoir scientifique procède par analyse et par classement. Or décomposer le vivant lui est fatal, et vouloir inventorier les espèces est un exercice sans fin tant la nature offre de variétés et de mutations.
Pourtant, renoncer à connaître le vivant est dangereux, car l’homme a besoin de se nourrir et de se soigner : sans l’agronomie, sans la médecine, sa vie est menacée. Mais ces disciplines, parmi bien d’autres, permettent-elles vraiment de parler de science du vivant ? L’exigence de précision et d’objectivité propre à la science peut-elle être satisfaite lorsque le savant se penche sur la vie ?
Exemples qui viennent à l’esprit
L’ouverture des cadavres juste après la mort a permis au médecin anatomiste Xavier Bichat de comprendre le fonctionnement du corps sans pratiquer de vivisection. Il révèle ainsi dans ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1799) que la vie est accessible à la science par son envers : la mort.
Le naturaliste anglais Charles Darwin montre dans L’Origine des espèces (1859) que la vie est régie par le hasard : on ne peut déterminer par avance quel caractère, comme le bec des pinsons des îles Galapagos, sera avantageux au sein d’une espèce pour qu’elle survive. C’est l’évolution du milieu qui permet de classer les vivants.
Le roman L’Île du docteur Moreau (1896) de H. G. Wells dénonce les manipulations du vivant par un savant fou qui veut accélérer l’évolution en « humanisant » les animaux par des opérations chirurgicales. Mais le projet du docteur Moreau se retourne contre lui : il finit déchiqueté par ses créatures. Preuve que sa connaissance du vivant était illusoire.
Références utiles :
Aristote, Histoire des animaux (343 av. J.-C.) : le fondateur de la biologie distingue les être vivants des êtres inanimés – les premiers ont en eux-mêmes la cause de leur mouvement. En étudiant les « parties » des animaux ainsi que leur génération, il repère la finalité qui anime les organes des vivants et propose des classements encore utilisés.
René Descartes, Traité de l’homme (1633) : il compare le vivant à une machine plus complexe que celle fabriquée par les hommes. Le mécanisme permet de s’affranchir de l’idée de vie, jugée trop énigmatique. Ses recherches lui permettent de comprendre notamment le fonctionnement des nerfs sans recourir à la notion de finalité.
Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907) : pour lui, ni le finalisme ni le mécanisme ne permettent d’expliquer le vivant. Si la vie traverse la matière « en y découpant des êtres vivants », elle le fait sans but prédéfini mais pas non plus de manière aveugle. La thèse « vitaliste » défendue par Bergson veut que, par une impulsion spontanée, le vivant crée à chaque instant le but qu’il se fixe.
C’est quoi le problème ?
Le vivant désigne l’ensemble des êtres animés. Le propre de la démarche scientifique est de procéder par analyse et systématisation. Une science du vivant se heurte d’emblée à une double difficulté : d’une part, si, pour connaître, il faut décomposer, la vivisection qui entraîne la mort ne détruit-elle pas le vivant, rendant invérifiables les résultats obtenus par intrusion ? D’autre part, si la science exige des classifications, l’extrême diversité du vivant et ses mutations ne rendent-elles pas de telles classifications impossibles ?
Où, par exemple, situer l’ornithorynque, mammifère qui pond des œufs, ou le tricératops aujourd’hui disparu dans l’échelle des êtres ? Pourtant, cette science du vivant semble bel et bien exister, comme en témoigne le mot « biologie », forgé par le naturaliste Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Mais est-elle bien nommée ? Car plus les recherches avancent, plus le biologiste, à force de décompositions, retrouve au fondement du vivant des éléments dont l’étude relève davantage de la chimie ou de la physique. En dépit de l’existence de disciplines comme la zoologie ou la médecine, la question est donc pertinente : peut-on expliquer la vie, ou bien le vivant est-il voué à rester une énigme ?
Un bon plan
1/Les obstacles à la connaissance du vivant
On n’entre pas dans le vivant comme dans la matière inerte. Pour saisir son essence, il faut éviter les blessures ou les stimulations qui déclencheraient une riposte de l’organisme. Connaître la vie oblige à ruser avec elle, car vouloir l’investir directement par vivisection, c’est bien souvent n’y voir que la mort. En effet, comme le note le médecin Bichat, « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Cependant, il est possible en étudiant la décomposition des cadavres de retrouver, par contraste, la genèse de la vie.
Or l’étude des êtres vivants démontre qu’ils veulent tous conserver la vie. Si une science du vivant est possible, elle doit donc chercher comment se réalise cette cause finale qui anime les êtres automoteurs. Telle est la conviction d’Aristote qui s’attache à prouver que la finalité se retrouve partout dans la nature. Et si des monstruosités apparaissent de temps à autre, comme, par exemple un poussin à quatre pattes, ces anomalies s’expliquent aisément par la tératologie (la science des monstres).
Transition
Mais parvenir à entrer dans le vivant et à expliquer les motivations qui l’animent suffit-il à faire de la biologie une science ?
2/L’hypothèse standard pour expliquer le vivant
L’hypothèse « finaliste » semble déroger aux principes mêmes de la démarche scientifique moderne qui se méfie des idées de but et d’harmonie jugées trop anthropomorphiques.
C’est cette objection qui incite Descartes à substituer le mécanisme au finalisme : le vivant est comparable à un automate dont les pièces s’articulent parfaitement les unes aux autres pour le maintenir en vie. Faire du vivant une machine est le meilleur moyen de le connaître, parce qu’alors tout ce qui est caché en lui devient visible et lisible. Quant à sa classification, elle peut, elle aussi, se passer du finalisme.
Depuis Darwin, on sait que c’est l’adaptation au milieu qui explique l’évolution. Le bec des pinsons de l’archipel des Galapagos diffère en raison de la nourriture disponible sur chaque île. Les causes de la mutation des espèces s’expliquent donc scientifiquement.
Transition
Mais la modélisation du vivant par le mécanisme ne trahit-elle pas son essence ? Appliquer à la biologie les lois de la physique, n’est-ce pas s’interdire de fonder une véritable science du vivant ?
3/Les limites d’une science du vivant
Le conflit entre finalistes et mécanistes est-il sans issue ? Le vitalisme offre ici une autre voie.
Pour Bergson, représentant de cette école, le bon modèle pour penser la vie est celui de l’élan. Cette image permet d’échapper au mécanisme, car l’élan est une impulsion spontanée, mais aussi au finalisme, parce que cet élan n’est pas orienté vers un but prédéterminé : il crée à chaque instant la fin qu’il vise. L’évolution s’expliquerait alors par un unique courant vital qui se fragmente au contact de l’inerte : la vie traverse la matière « en y découpant des êtres vivants ».
Mais, jugé trop peu scientifique, le vitalisme a été abandonné. Pour faire progresser les découvertes, la biologie contemporaine manipule la vie au risque de produire des êtres hybrides, comme le dénonçait Wells dans L’Île du docteur Moreau, et donc de générer elle-même son objet d’étude.
Conclusion
« La nature se tait sous la torture », disait Goethe. Est-ce à dire que, dès qu’on
le manipule, le vivant échappe au savoir ? Sans doute pas, mais si une science
du vivant est possible, il faut reconnaître que la vie ne livre pas tout son mystère dans les laboratoires.
Nicolas Tenaillon 01 août 2012
Le vivant n’est pas la matière, qui peut être inanimée ou mécanisée (le vivant se distingue alors de l’inerte ou de l’artificiel), ni l’existence qui suppose la conscience : le vivant n’est pas le vécu. Le vivant, c’est l’ensemble des…
Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ?
14 mai 2013
Spontanément, la réponse est : il semble évident que l’on peut connaître scientifiquement le vivant, c’est même l’affaire d’une science dite « dure », la biologie.
Frédéric Manzini 15 juin 2022
La science a-t-elle le monopole de la vérité ? Oui, à en croire le savant et épistémologue Antoine-Augustin Cournot, selon l’extrait qui a…
Corrigés du bac philo – filière générale : Claude Lévi-Strauss, “La Pensée sauvage”
Article issu du magazine n°141 juillet 2020 Lire en ligne
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Source : https://www.philomag.com/articles/une-connaissance-scientifique-du-vivant-est-elle-possible
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Réconcilier la subjectivité et l’objectivité en sciences - Making Scientific Inferences More Objective - Article available in the following languages : DE EN ES FR IT PL – Diffusé par ‘cordis.europa.eu’
Résultats en bref
Choix subjectif et savoir objectif ne sont pas opposés en science : plutôt, des éléments subjectifs sont inévitables dans l’inférence scientifique et doivent être abordés de façon explicite pour améliorer la transparence et obtenir des résultats plus fiables, déclare une équipe de chercheurs financés par l’UE.
https://cordis.europa.eu/docs/results/images/2021-07/430474.jpg© wavebreakmedia, Shutterstock
Quelle est la différence entre les « alternative facts » (pour « faits alternatifs ») délivrés par l’équipe de Trump et la vérité scientifique ? Des méthodes objectives de l’inférence scientifique représentent la réponse classique. Mais puisqu’il y a une différence, objective, entre les données scientifiques et les mensonges, l’idée qu’une science soit dénuée de valeurs personnelles ou d’hypothèses subjectives peut induire des biais dangereux. Le projet Objectivity (Making Scientific Inferences More Objective), qui a bénéficié de subventions du Conseil européen de la recherche, reconsidère le concept d’objectivité dans l’inférence scientifique. Des idées obsolètes sur l’objectivité scientifique, comme étant dénuée de tout élément subjectif, empêche souvent la promotion du progrès scientifique, remarque Jan Sprenger, chercheur responsable du projet et professeur de philosophie des sciences dans le Département de philosophie à l’Université de Turin. « Malheureusement, de nombreux scientifiques et éditeurs de revue ont tendance à faire disparaître ces éléments d’un revers de la main. » Selon Jan Sprenger, cette pratique a considérablement contribué à la crise de la reproductibilité actuelle, ce qui implique que les chercheurs ont du mal à reproduire les résultats de leurs expériences précédentes. « Nous avons soutenu qu’une position explicitement subjective concernant l’inférence scientifique augmente la transparence du raisonnement scientifique. Par conséquent, elle facilite aussi la vérification des thèses scientifiques et contribue à obtenir des conclusions plus fiables. » Alors comment traduire cette stratégie pour obtenir une science de meilleure qualité ? L’équipe du projet a développé des outils pratiques pour améliorer l’inférence statistique, causale et explicative en rapprochant le choix subjectif et le but du savoir objectif.
Subjectivité intégrée
Un exemple d’erreur statistique qui contribue à reproduire la crise est le piratage de la valeur p, pour lequel les chercheurs sélectionnent l’analyse ou les données qui conviennent le mieux au résultat attendu. L’équipe du projet Objectivity souligne le caractère prometteur du bayésianisme qui utilise l’interprétation subjective de la probabilité pour améliorer l’inférence statistique : leurs travaux montrent que les expériences conçues et analysées en utilisant cette méthode mènent à des prévisions plus précises, si on la compare à la méthode conventionnelle. L’inférence causale est le processus par lequel les causes sont déduites des données. En médecine, par exemple, des essais contrôlés randomisés ont pour objectif de mesurer le lien de causalité dans l’étude de l’efficacité d’un nouveau traitement. Les chercheurs plaident en faveur d’une mesure spécifique du lien de causalité : la différence observée lorsque des interventions sur la cause vont avoir un effet sur la probabilité d’apparition de l’effet. En fonction du contexte, cette probabilité peut être interprétée de façon objective (comme les fréquences, les propensions, etc.) ou comme des degrés subjectifs d’opinion. Une inférence explicative représente le processus qui consiste à choisir l’hypothèse qui expliquera le mieux les données disponibles. Ce concept est notoirement vague, déclare Jan Sprenger : « Qu’est-ce qu’une “bonne” explication ? L’intuition d’un scientifique ? Dans notre travail, nous avons établi une base rigoureuse de ce mode d’inférence en réalisant une construction et une comparaison de plusieurs mesures du pouvoir explicatif. » L’équipe a identifié une relation étroite entre les opinions antérieures et le pouvoir explicatif. La qualité d’une explication, et l’inférence de la « meilleure explication », n’est donc pas une question purement objective mais est étroitement mêlée à des opinions subjectives. « Les procédures mises en œuvre dans les expériences d’évaluation et leurs analyses statistiques devraient être adaptées : nous devons éliminer la crainte d’avoir des éléments subjectifs dans l’inférence », conclut Jan Sprenger. « La science est supérieure à la superstition, non pas parce qu’elle ne tient pas compte des éléments subjectifs mais parce que ses conclusions résistent assez bien à la variation des données subjectives et qu’elle autorise une critique rationnelle des hypothèses qu’elle engendre. »
Mots‑clés : Objectivity, subjectivité, inférence scientifique, inférence statistique, inférence causale, inférence explicative, bayésianisme, biais
Informations projet – Objectivity - N° de convention de subvention : 640638 - Open in new window
https://cordis.europa.eu/article/id/430474-reconciling-subjectivity-and-objectivity-in-science/fr
DOI 10.3030/640638 - Projet clôturé Date de signature de la CE 24 Avril 2015 - Date de début 1 Septembre 2015 - Date de fin 31 Août 2021
Financé au titre de EXCELLENT SCIENCE - European Research Council (ERC) - Coût total € 1 487 928,00 - Contribution de l’UE € 1 487 928,00 - Coordonné par UNIVERSITA DEGLI STUDI DI TORINO Italy - Ce projet apparaît dans... MAGAZINE RESEARCH*EU
From Socrates to modern science : New perspectives in European philosophy Nº 105, AOÛT 2021/SEPTEMBRE 2021
PODCAST Philosophy of science : the energy and excitement of curiosity
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Source : https://cordis.europa.eu/article/id/430474-reconciling-subjectivity-and-objectivity-in-science/fr
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« L’objectivité, c’est d’expliciter sa propre subjectivité » - Anne Bartel-Radic, Professeure en sciences de gestion à Sciences Po Grenoble et au laboratoire CERAG - rootiepg / 16 mai 2021
Comment définiriez-vous l’objectivité dans votre discipline ?
L’objectivité, c’est d’expliciter dans quelle mesure on est subjectif en tant que chercheur. Les sciences sociales s’intéressent à l’Humain et à la vie en société – dont nous sommes en même temps parties prenantes en tant que personnes et en tant que chercheurs. Quelle que soit la finalité d’une recherche, ou le sujet, on n’est donc jamais parfaitement neutre, on n’est jamais entièrement extérieur au sujet. Nous naissons tous dans un pays, un continent, une époque, un milieu social particulier, et nous développons à travers nos expériences, notre parcours : en découlent forcément des opinions, des attitudes, des émotions vis-à-vis de nos objets de recherche, l’Humain et comment il fait société. S’interroger sur nos pré-supposés face à nos sujets, et en rendre compte, est selon moi un premier pas pour assurer, sinon l’objectivité, du moins la scientificité de nos travaux.
Les Sciences de gestion et du management se définissent par le fait qu’elles sont des « sciences de l’action », de la même manière que les sciences de l’ingénieur. Nos recherches ne visent donc pas seulement à décrire, comprendre, expliquer le fonctionnement des organisations ; nous tentons aussi de formuler des recommandations pour l’action, pour les acteurs qui « gèrent » des organisations, qu’elles soient publiques, privées ou associatives. Pour cela, les sciences de gestion et du management puisent très fortement dans différentes sciences « voisines » des sciences humaines et sociales, comme la sociologie et la psychologie, l’économie, l’anthropologie et, dans une moindre mesure et sans que cette liste soit exhaustive, l’histoire, le droit ou la science politique. Nous en adoptons des cadres théoriques, donc des résultats de recherche fondamentale, mais aussi des méthodes – tout en les appliquant à des questions relatives au management des organisations et des acteurs dans ces organisations.
Se pose alors la question de savoir comment assurer l’utilité des recherches. Cela passe d’abord par la formulation de la problématique : dès le départ d’une recherche, nous explicitons non seulement les contributions conceptuelles attendues, mais également les difficultés pratiques que les résultats devraient aider à résoudre. Mais les chercheurs en sciences de gestion et du management ne sont absolument pas des consultants qui permettent par leurs travaux à des entreprises d’augmenter leurs bénéfices.
C’est la question de l’impact des recherches qui se trouve de plus en plus sur le devant de la scène. L’impact visé est beaucoup plus large : comment faire pour que les organisations contribuent aux grands enjeux sociétaux ? Les associations scientifiques, comme par exemple la European Academy of Management (EURAM) affichent explicitement, pour chacun des groupes d’échanges de sa conférence annuelle, les 17 objectifs de développement durable de l’ONU auxquels les recherches présentées contribuent. Les objectifs de « travail décent et croissance économique » tout comme « industrie, innovation et infrastructure » ou encore « collaborations pour la réalisation des objectifs » sont très largement visés par la recherche en sciences de gestion, mais la discipline couvre l’intégralité des enjeux, environnementaux, de santé et sociaux.
La neutralité du chercheur est-elle possible et souhaitable ?
Cette question anime les débats entre chercheurs depuis les origines de la discipline. Il s’agit de la « posture épistémologique » du chercheur, exercice incontournable et parfois craint dans toute thèse de doctorat en Sciences de gestion et du management. Au sein du champ du management interculturel, plusieurs collègues dont Christoph Barmeyer qui est venu à Sciences Po Grenoble en septembre 2019 en tant que professeur invité, ont publié un article dans lequel ils regroupent les travaux dans le champ dans quatre paradigmes.
Le paradigme positiviste vise une connaissance objective, indépendante du chercheur. Les résultats obtenus doivent pouvoir être reproduits par d’autres chercheurs qui réaliseraient la même étude. Les recherches positivistes en management interculturel considèrent les cultures nationales comme indépendantes les unes des autres, et les abordent au prisme de dimensions qui permettent d’identifier et de quantifier des différences culturelles. Ce courant a engendré des publications très nombreuses, mais il est aussi de plus en plus critiqué.
Le paradigme interprétatif voit les cultures comme des interprétations partagées par les membres d’un groupe, développées grâce à l’interaction au sein de ces groupes et transmises par la socialisation aux nouveaux venus. Cet « autre grand paradigme » du champ du management interculturel mène surtout des recherches qualitatives qui permettent de montrer les particularités d’une culture et comment elle influence le management des organisations. Les études observent le caractère unique d’une culture (ancrée dans l’histoire), mais aussi les influences mutuelles (par exemple dans la globalisation), les évolutions (au fil des générations et des innovations, comme le numérique) et la complexité de multiples niveaux de culture (le milieu social, des organisations, régionale, religieuse… aux côtés du niveau national).
Le paradigme postmoderne, aussi appelé constructiviste par ailleurs, met l’accent sur le langage et le discours, et montre comment des « réalités » en émergent localement et temporairement. Une étude de fusions-acquisitions entre des entreprises suédoises et finlandaise a ainsi montré comment les différences culturelles entre les deux pays n’engendrent pas « automatiquement » des difficultés d’intégration des deux entreprises qui fusionnent. C’est selon la manière dont les acteurs évoquent et mobilisent les différences culturelles dans leurs discours que celles-ci sont constatées, et vues comme une richesse ou plutôt une difficulté.
Le paradigme critique, enfin, pose explicitement la question du lien entre culture et pouvoir. Il voit la culture nationale comme un discours faisant s’opposer des dominants et des dominés, potentiellement résistants face à cette domination. Au sein des organisations, les recherches critiques considèrent la hiérarchie comme absolument non neutre. On observe alors que dans une entreprise qui affiche le souhait d’inclure la diversité culturelle dans ses projets, la réalité du management aboutit plutôt à écarter les points de vue divergents.
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Pour conclure par la réponse à la question posée : la neutralité du chercheur est possible, mais elle n’est pas souhaitée dans tous les paradigmes. Le positivisme et l’interprétativisme visent à décrire une réalité indépendante du chercheur, alors que les partis-pris des chercheurs sont revendiqués dans les paradigmes postmoderne et critique.
Quelle place les méthodes occupent-elles dans votre démarche de chercheur ?
Il n’y a pas de science sans méthodes. Celles-ci occupent donc une place absolument essentielle dans mes recherches. Je mobilise des méthodes qualitatives et quantitatives, et j’aime varier les méthodes, voire innover en la matière.
Une méthode de recherche très courante en sciences de gestion et du management est celle des études de cas qualitatives. Une organisation, une entreprise, une équipe ou un projet sont abordés comme un « cas » sur lequel on collecte un maximum d’informations qui sont soit déjà publiques, à travers la presse ou la communication faite par l’entreprise, soit recueillies par les chercheurs, à l’aide d’entretiens avec des membres de l’organisation ou encore l’observation directe de leur travail ou échanges. On réalise ensuite une analyse des contenus des textes ainsi constitués. Il peut s’agir de l’étude d’un cas unique, alors très approfondi, ou alors de comparaisons de cas multiples qui reposent parfois sur la quantification des caractéristiques clés des cas.
Les méthodes quantitatives, en sciences de gestion et du management, reposent souvent sur des collectes de données par questionnaires. L’unité d’analyse est alors les individus, souvent en tant que consommateurs, ou de salariés. J’ai mobilisé cette méthode pour savoir si l’expérience internationale augmente la compétence interculturelle. Comme la réponse était mitigée, je continue à creuser la question de savoir comment l’expérience internationale permet de développer ces compétences, notamment à travers l’étude menée depuis 2017 auprès des étudiants de Sciences Po Grenoble à la fin de leur année de mobilité internationale. Comme dans mes recherches précédentes, nous utilisons dans ce questionnaire la technique des incidents critiques pour mesurer si les répondants comprennent et interprètent correctement des situations interculturelles. Nous étions loin de nous douter aux débuts de l’étude qu’en 2020, la pandémie de COVID-19 bouleverserait nos vies, et les mobilités internationales de nos étudiants – en fournissant néanmoins un contexte d’étude particulièrement intéressant, permettant d’aboutir à des compréhensions nouvelles.
Mais les questionnaires auto-administrés et les entretiens semi-directifs comportent le risque de biais de réponse : les personnes interrogées peuvent s’y présenter sous un jour qu’elles jugent plus favorable, et rationaliser les situations a posteriori. De plus, les questions sont généralement décontextualisées et décorrélées de contraintes contradictoires. Au sein du projet InterCCom que je porte, nous avons développé une méthodologie de recherche innovante, qui mobilise des jeux sérieux numériques en tant qu’expérimentations. Hamza Asshidi a ainsi créé dans le cadre de sa recherche doctorale un jeu pour mener une expérimentation sur les comportements responsables en entreprise. On assigne aux joueurs le rôle de salarié(e)s dans une entreprise multinationale. Ils doivent accomplir différentes tâches : prendre contact avec un prospect en Turquie, recruter un nouveau collaborateur, superviser la mise en place d’une nouvelle ligne de production au Nigeria ou encore contrôler les finances d’une filiale en Colombie. Le tout sous les ordres du manager M. Smith, qui ne cesse de rappeler des impératifs de performance et de budget. Chaque situation aborde en fait une dimension de la responsabilité sociale des entreprises selon l’ISO 26000. Cette recherche a permis de montrer la relative inutilité d’un code de (bonne) conduite signé à l’embauche pour orienter les comportements des salariés – résultat qu’on n’aurait probablement pas obtenu en interrogeant des salariés ou leurs managers ! Tout l’intérêt des expérimentations est de mettre les participants en situation, avec toutes les contraintes que cela implique.
Pourriez-vous présenter un exemple de recherche, idéalement issue de vos propres travaux, pour illustrer les enjeux et les tensions autour de l’objectivité et de la neutralité dans votre discipline ?
Une des notions au centre de mes recherches est la compétence interculturelle. La compétence interculturelle est la capacité de comprendre les spécificités des interactions interculturelles, et de s’adapter à cette spécificité. Le débat sur l’évaluation de ces compétences révèle les enjeux et tensions autour de l’objectivité et de la neutralité. Au préalable de toute recherche ou prise de position, il convient de s’interroger sur les raisons d’être et les objectifs de l’utilisation des instruments d’évaluation. Dans quels contextes et à quelles fins cherche-t-on à évaluer la compétence interculturelle ? Dans le contexte du management et des organisations, trois configurations principales coexistent.
La première utilisation des instruments de mesure de la compétence interculturelle a lieu dans les entreprises et organisations. Dans une logique de gestion des ressources humaines et dans des contextes de recrutement, d’affectation de tâches ou de promotion interne, on cherche à savoir si une personne possède une compétence interculturelle considérée comme requise pour le poste en question ou à l’occasion de bilans d’atteinte des objectifs ou de compétences. Il existe souvent un enjeu de carrière important, et les avis peuvent diverger !
Une deuxième utilisation des outils de mesure de la compétence interculturelle est une utilisation individuelle, personnelle. L’individu s’auto-évalue, dans une logique de connaissance de soi, d’orientation professionnelle et d’apprentissage. Il est alors souhaitable que cet outil offre, outre la possibilité d’évaluation, des voies pour l’apprentissage.
Enfin, les outils de mesure de la compétence interculturelle sont utilisés par les chercheurs qui questionnent, entre autres, les conséquences de la compétence interculturelle, sur la performance ou le leadership d’équipes internationales ou sur la création de liens entre filiales d’une entreprise multinationale. Ce qui importe ici est la scientificité des instruments, et leur cohérence avec le cadre épistémologique et méthodologique de l’étude.
La compétence interculturelle est un concept complexe et multidimensionnel qu’on ne peut évaluer sans s’interroger au préalable sur sa définition. Il est fondamental de clairement déterminer quels aspects de la compétence interculturelle on souhaite évaluer. Une compétence « culturelle » spécifique à une culture particulière ? Une compétence « multiculturelle », une connaissance générale des dimensions culturelles ? Si la compétence interculturelle englobe bien tous ces aspects, aucun outil ne permet d’en tenir compte dans sa globalité.
L’évaluation de la compétence interculturelle pose les mêmes questions que celle de la compétence individuelle en général : il s’agit d’un concept abstrait qui ne peut pas être observé directement. Il existe notamment trois entrées possibles pour évaluer la compétence. La première est l’approche par la performance : on juge alors l’efficacité́ de la personne et on en déduit sa compétence. Ainsi, on pourrait juger de la compétence interculturelle d’un cadre par son degré de performance dans son travail à l’international. Mais compétence et performance ne sont pas la même chose, de nombreux autres facteurs influant sur la performance.
La deuxième approche est la verbalisation – instantanée ou différée – de l’action qui donne accès aux schèmes opératoires construits par la personne pour réaliser l’action. La verbalisation de la compétence interculturelle implique de « faire parler » l’individu de ses interactions interculturelles, de sa vision des différences culturelles qu’il rencontre, de ses émotions lors de ces situations. Aborder la compétence interculturelle sous cet angle permet de tenir compte de sa singularité, de sa spécificité selon les personnes et les cultures. En revanche, une telle approche demande beaucoup de temps, ne peut être faite que par des chercheurs eux-mêmes experts des relations interculturelles et des cultures en présence. Elle n’est pas compatible avec une posture épistémologique visant une parfaite neutralité du chercheur. Enfin, la compétence se mesure par le degré de conformité de l’activité à des spécifications ou des standards. Cela sous-entend qu’il existe des « recettes » à appliquer pour la communication interculturelle ; ce qui est une vision réductrice. Néanmoins, des recherches reposant sur la mise en situation des participants, à l’aide « d’incidents critiques » voire de jeux sérieux, ont également des avantages considérables que nous exploitons dans nos travaux.
Filed Under : Objectivité et neutralité scientifiques
Sciences po Grenoble 1030 av. centrale Domaine Universitaire 38400, Saint-Martin-d’Hères - A propos - Ce blog vise à mieux faire connaître les travaux des enseignantes-chercheures et enseignants-chercheurs de Sciences Po Grenoble auprès des étudiantes, des étudiants et du grand public. Des billets y sont postés régulièrement sur les thématiques et les domaines de recherche phares de l’établissement. © Copyright 2019 My Domain · All Rights Reserved · Powered by WordPress ·
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Reprise d’une longue étude de Jacqueline Feldman intitulée « Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus - European Journal of Social Sciences XL-124 | 2002 - Histoire, philosophie et sociologie des sciences ; pages 85-130 – Référence : https://doi.org/10.4000/ress.577
Plan :
Introduction
I. la présence du sujet dans les sciences exactes
Les débuts : une « révolution spirituelle »
Les risques du nouvel esprit
La difficulté de convaincre
La nécessité de rester entre soi
La communauté scientifique
Controverses
La confiance
Emerveillements
Esthétique
Les grands noms
II. Les postures du chercheur dans les sciences de l’homme
L’institutionnalisation des sciences sociales
La posture de distanciation et d’objectivité
Les postures de proximité
La compréhension weberienne
L’histoire et l’historien, vus par H.-I. Marrou
Le dilemme du psychologue américain C.R. Rogers
Les ethnologues
Être affecté
Un exercice spirituel
Les interventions psycho-sociologiques
III. L’Identite Épistémique
L’identité
Les « formes de l’intelligence » de Gardner
Les types épistémologiques de Maruyama
Eviter les discussions sans issue
Chez les mathématiciens
Les thêmata de Holton
Du côté des sciences de l’homme
Les traditions épistémiques nationales
Le problème du genre
Quelques axes
IV. Dire « je » en science
Le cas des sciences exactes : Tu, je, nous
L’usage du « je » par les philosophes
Le cas des sciences sociales
Le « je » comme instrument de connaissance
Le « je » existentiel
Le « je » paradigmatique
Le témoignage sociologique
La formation de soi ; le praticien-chercheur
Des expériences de groupe
Le « je » de la maîtrise
Les risques du « je »
Conclusion ---
Introduction
1 La science a obtenu la place privilégiée qu’elle occupe dans notre société parce qu’elle était en mesure de fournir des connaissances objectives. Ceci la distinguait de la philosophie, dont elle est issue pourtant – « philosophie naturelle » est un terme encore utilisé au 19ème siècle.
2 Remarquons que, si on substitue au terme « objectivité » le terme moins fort de « consensus », on se trouve en présence de la question première de toute société démocratique : comment arriver à établir des accords forts entre individus tous différents a priori. La science classique a obtenu une solution partielle, qui porte sur la connaissance, en donnant les moyens d’une recherche collective, qui a remporté de tels succès qu’ils ont bouleversés – et continuent de bouleverser, à travers la technique, nos modes de vie. Mais cette solution n’est pas de nature vraiment démocratique, puisqu’elle a été obtenue par une séparation de la cité scientifique et de ses experts d’avec le monde extérieur, profane.
3 En raison de ses succès, une assimilation a été faite entre science et progrès – les progrès de la science étant censés certifier ceux de la société tout entière. Comme on le sait, on a assisté, ces dernières décennies, à des remises en cause de ce qui avait longtemps paru à la plupart une évidence. Dans une réaction habituelle, des tendances sceptiques ont succédé au dogmatisme du scientisme.
4 Dans la suspicion exercée désormais par beaucoup envers la science, on peut déceler deux causes, a priori opposées, ce qui est paradoxal : d’une part, les succès mêmes de la science et de la technique qui l’accompagne étroitement ont conduit nos sociétés à des dangers, d’ordre chimique, nucléaire, écologique, biologique… La puissance de la science a été obtenue par une focalisation de l’esprit éthique à l’intérieur de sa propre démarche, en abandonnant les problèmes de ses retombées dans la société et dans la nature.
5 D’autre part, toujours en raison de ses succès, on a voulu étendre la démarche scientifique à tous les domaines, y compris ceux pour lesquels elle peine à établir des résultats probants, des expertises reconnues, soit en raison de la complexité des situations – le réchauffement du climat, par exemple –, soit, comme c’est le cas pour les sciences humaines et sociales, qu’elle participe à l’évolution même de ses « objets d’étude ». La confiance que l’on peut faire à ces types d’expertise relève à la fois de problèmes épistémologiques, éthiques et politiques.
6 La mise en question de la science a conduit certains sociologues à insister sur ses assises historiques et sociales. Des penseurs post-modernes et/ou féministes, surtout américains, ont relevé qu’elle est le fait de catégories spécifiques – essentiellement des hommes des sociétés occidentales. Contre l’imagerie d’une méthode scientifique bien établie, l’« anarchiste » Paul Feyerabend lance, dans les années soixante-dix, son « everything goes ». Le livre de Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, avec son thème du paradigme, fait ressortir certains de ses caractères sociaux, et connaît un large succès auprès des sociologues enclins au relativisme, succès non dénué de malentendus que Kuhn dénoncera plus tard. Notons que la radicalité de certaines positions a eu pour résultat positif de susciter des réflexions plus approfondies.
7 Dans cet article, je me propose d’examiner certains aspects subjectifs de la science, en me concentrant sur le fait qu’elle est fabriquée par des personnes. La subjectivité annoncée porte sur la mise en valeur de certains traits qui relèvent explicitement du caractère humain de ceux qui la font. Ce qui, il va sans dire, ne remet pas en cause l’objectivité dont elle peut se prévaloir dans certains domaines, essentiellement les sciences qui ont été, pour cela, dites « exactes », et que je différentierai des sciences sociales, où la part de subjectivité doit être approchée de façon différente, sans oublier pourtant qu’il s’agit, dans les deux cas, de projets de connaissance.
- 1 M. Polanyi, Personal Knowledge, Towards a Post-Critical Philosophy, London, Routledge & Kegan Paul, (...)
8 C’est en 1958 que le physicien devenu philosophe Michael Polanyi publie un livre important, non traduit à ma connaissance, intitulé Personal Knowledge1. Dans ce travail qui porte sur la « nature et la justification du savoir scientifique », l’auteur commence par défendre l’idée que tout savoir est personnel, y compris donc, celui de la science : savoir, personnel, ces deux mots apparaissaient à l’époque comme contradictoires, comme le note Polanyi, qui, au début de la préface, pose son refus du scientisme dominant :
Je commence par rejeter l’idéal du détachement scientifique. Dans les sciences exactes, cet idéal ne fait peut-être pas de mal, car, de fait, les scientifiques n’en tiennent pas compte. Mais nous verrons qu’il exerce une influence destructive en biologie, psychologie et sociologie, et pervertit notre entière perspective bien au-delà du domaine de la science.
9 Mais notre auteur ne donne pas pour autant dans le relativisme : un savoir personnel n’est pas nécessairement un savoir subjectif.
Telle est la participation personnelle de celui qui connaît dans tous les actes de compréhension. Mais ceci ne rend pas pour autant notre entendement subjectif. La compréhension n’est ni un acte arbitraire ni une expérience passive, mais un acte responsable qui prétend à une validité universelle. Ce type de connaissance est donc objective dans le sens où elle établit un contact avec une réalité cachée.
10 Enfin, l’auteur note ce qu’il y a d’engagement personnel dans toute démarche de connaissance réfléchie, ce qu’on nommerait aujourd’hui, implication :
Le savoir personnel est un engagement intellectuel... Dans tout acte de connaissance, il entre une contribution passionnée de la personne qui connaît ce qui est en train d’être connu.
11 Dans cet examen de certains traits subjectifs du scientifique, je me trouve rejoindre une autre tendance importante, et sur le long terme, de notre société : l’intérêt toujours plus fort et précis qu’elle porte à la personne. Je citerai, en guise d’illustration, les principes des droits de l’homme, le développement de la psychanalyse et des diverses techniques psychothérapeutiques, le remplacement de la morale par l’éthique, vue comme un choix plus personnel…
12 Je tiens cependant à souligner que je crois en une certaine autonomie de la pensée, suivant en cela, par exemple, la classification que fait Popper en trois mondes des divers « objets » existant, dont le troisième contient « le monde de l’esprit humain ».
13 Ce travail ne prétend à aucune exhaustivité ni réflexion générale, il n’a d’autre ambition que faire ressortir quelques éléments que j’ai rencontrés et qui me paraissent relever des spécificités des deux types de science que je considère.
I. La présence du sujet dans les sciences exactes
- 2 Un auteur plutôt « anti-sokalien » J.-M. Salanskis, Pour une épistémologie de la lecture, in B. Jur (...)
« ll me semble exigible de toute réflexion sur la science qu’elle soit, entre autre chose, une célébration de la pensée scientifique comme telle... l’école pourvoyeuse de méthode, de vérité et de conceptualisation inouïes qu’est la science ». Jean-Michel Salanskis2
- 3 La science, phénomène social, ne peut se développer que dans une société prête à l’accepter et à l’ (...)
14 Ces sciences nous apportent des résultats qui sont universels parce qu’ils sont objectifs, parfaitement détachés de ceux qui les ont obtenus, reproductibles, pouvant ainsi faire l’objet d’exposés neutres. On en oublierait qu’ils ont été « découverts », ou « construits », par des personnes concrètes, et dans des contextes également particuliers3.
15 Et pourtant, on sait bien que l’entreprise de production de la science est pleine d’aventures, puisqu’il va s’agir de découvertes, pleine de passions, passions contrôlées par les contraintes de la démarche, faite d’invention, de rigueur, de curiosité, de logique. Aussi le sujet qui fait la science y est étonnamment présent. L’objectivité se construit difficilement, avec lenteur, dans les « essais et erreurs ».
16 C’est en revenant au tout début de la science moderne qu’on peut le mieux saisir ce qui fait, dans l’attitude intellectuelle des premiers savants, la spécificité de cette démarche scientifique qui va s’imposer.
Les débuts : une « révolution spirituelle »
Maintes et maintes fois, en étudiant l’histoire de la pensée philosophique et scientifique du XVIe et du XVIIe siècle – elles sont en effet si étroitement entremêlées et liées ensemble que, séparées, elles deviennent incompréhensibles – j’ai été forcé de constater, comme beaucoup d’autres l’ont fait avant moi, que, pendant cette période, l’esprit humain ou, tout au moins, l’esprit européen, a subi – ou accompli – une révolution spirituelle très profonde, révolution qui modifia les fondements et les cadres mêmes de notre pensée, et dont la science moderne est à la fois la racine et le fruit.
- 4 A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962.
17 C’est ainsi qu’Alexandre Koyré commence son livre intitulé Du monde clos à l’univers infini4, où il nous fait suivre le développement de cette révolution. Ainsi, pour faire ressortir l’importance du changement qui s’opère, Koyré fait appel, non pas au terme « intellectuel », comme je viens de le faire moi-même plus haut, mais au terme beaucoup plus fort de spiritualité.
18 Voilà qui peut sembler paradoxal : de nos jours de grande laïcité – un des résultats même de la révolution scientifique – ce terme est plus volontiers lié à l’idée de religion qu’à l’idée de science, celle-ci s’opposant souvent à celle-là et ayant réussi à la marginaliser, au moins dans les démarches de connaissance. Mais si l’on se replace aux débuts de la science, ressort clairement la nouveauté d’un type d’esprit qui concerne les modes de pensée et de connaissance, mais aussi qui est basé sur des positions ontologiques plus ou moins bien perçues par les acteurs eux-mêmes. Ces attitudes concernent une grande partie de leur personnalité : le choix de la rationalité, de l’observation attentive, de l’esprit de critique engage profondément ceux qui la font, ce dont on s’aperçoit d’autant plus qu’ils sont encore minoritaires.
19 L’institution de la science n’existe pas encore, qui permet aujourd’hui la formation des jeunes esprits. C’est dire qu’aucun de ces aventuriers des nouvelles façons de penser ne trouve de voie toute tracée, et chacun va peu à peu dégager la sienne. Chacun à sa manière propre, mais qui devait contribuer à la construction commune, s’efforce de définir la « vraie manière de philosopher », celle qui se distingue des « bavardages » habituels des philosophes, et qui peut conduire à établir des connaissances solides, en utilisant l’observation systématique, le raisonnement mathématique, mais aussi l’invention de techniques multipliant de façon inouïe les possibilités d’observation et d’action sur le réel.
- 5 R. Zouckermann, Galilée, penseur libre,Paris, Editions de l’Union Rationaliste, 1968, p. 43.
20 Galilée est un de ceux qui est le plus conscient de ces nouvelles manières de philosopher. S’il représente pour beaucoup le premier scientifique moderne, c’est qu’en plus de l’innovation technique qu’il apporte, des observations qu’il fait, des résultats qu’il obtient, de la quantification qu’il défend, il est le premier savant épistémologue, s’efforçant constamment de présenter les nouvelles manières de penser et de les justifier. Il veut ouvrir un autre monde de connaissance, qui se fonde sur « des expériences sensibles et des raisonnements nécessaires ». Après tout, plaide-t-il, si Dieu nous a donné la capacité de raisonner, c’est pour nous en servir et pas seulement se soumettre aux autorités. Grâce à la lunette astronomique qu’il fabrique, il est en mesure d’observer les astres dans le ciel de façon beaucoup plus précise. Voilà qui permet d’en finir avec « les disputes qui ont tourmenté les philosophes pendant tant de siècles ». « La certitude qu’apportent les yeux » permet de se « libérer de verbeuses discussions ».5
- 6 Op. cit., p. 95.
21 Et il remarque la différence entre « le droit ou quelque autre science humaine, où il n’y a ni vérité ni erreur », et où « la subtilité de l’esprit,... l’habilité de la parole... l’art de l’écrivain »... peuvent « faire apparaître ses raisons comme les meilleures ». Mais dans un domaine comme celui des sciences naturelles, « où les conclusions sont vraies et nécessaires et n’ont rien à voir avec l’arbitraire humain », il peut arriver que « tel esprit médiocre... rencontre par hasard la Vérité », désarçonnant « mille Démosthène et mille Aristote »6. Car il s’agit ici d’un « mode d’entendement intensif », qui peut conduire, avec les mathématiques pures, à une « absolue certitude » – position qui lui sera reprochée par l’Eglise, comme signe d’orgueil et de mise en cause des seules vérités valables, les siennes.
- 7 Op. cit., p. 267.
22 Ainsi s’ouvre une nouvelle période de possibilités de connaissances : « Et qui voudrait poser des bornes au génie humain ? Qui voudra assurer que l’on a déjà tout vu et su tout ce qu’il y a dans le monde de visible et d’intelligible ? »7
- 8 Op. cit., p. 170.
23 Ces avancées, un de ses amis qui essaie de le faire publier estime qu’elles représentent « le plus grand progrès en philosophie qui ait été fait depuis deux mille ans et qu’en frustrer le monde serait un méfait contre l’humanité »8.
Les risques du nouvel esprit
24 Tout ceci, comme on sait, n’est pas allé sans risque. Giordano Bruno, un des premiers qui rompt avec l’idée d’un monde clos pour celle d’un monde infini, et qui propage l’idée de Copernic sur la rotation de la terre autour du Soleil, sera brûlé vif à Rome, condamné par le Saint-Office, en 1600. Galilée sera humilié et obligé de se rétracter, en 1633, à l’âge de soixante-dix ans. Ce n’est que très récemment (1992) que l’Eglise l’a réhabilité. Ces risques, les savants et philosophes de l’époque les ont affrontés selon leur personnalité propre.
25 Voilà un chanoine nommé Copernic, travaillant d’arrache-pied dans son lointain pays, et dont le nom devait passer à la postérité pour représenter le symbole même de la révolution scientifique. Copernic est un homme prudent. Il réserve ses découvertes à quelques amis et disciples sûrs. Il ne se décidera, sur leur pression, à publier son grand œuvre qu’à l’âge de soixante-dix ans, un peu avant sa mort. Cette œuvre, Sur les révolutions des corps célestes, Copernic l’adresse très respectueusement « A Sa Sainteté, le Pape Paul III ».
J’ai pleinement conscience, ô Très Saint-Père, que certaines gens, dès qu’elles apprendront que, dans mon ouvrage sur les révolutions des corps célestes, j’attribue divers mouvements au globe terrestre, s’écriront aussitôt que pareille doctrine est absolument répréhensible.
26 Ainsi commence son texte. Il explique ensuite qu’il a voulu dédier son travail à un Pape connu pour son amour « de toutes les sciences et aussi des mathématiques » de sorte que « Votre autorité et Votre décision pourront me protéger de la dent des calomniateurs... ». Et, pour finir, il déclare que ces travaux peuvent servir à améliorer le calendrier.
27 Les premiers savants sont donc des hommes seuls (avec quelques disciples et amis autour d’eux) qui doivent composer avec les dangers qu’ils courent en exprimant des opinions non admises par l’Eglise. Tel le médecin William Harvey, qui scandalise également avec sa découverte de la circulation du sang :
- 9 Cité par H. Kesten, Copernic et son temps, Paris, Calmann-Levy, 1951, p. 40.
Il vaut beaucoup mieux chercher dans le silence de son logis à devenir savant pour son propre compte que de provoquer, en publiant prématurément des résultats qui vous ont coûté beaucoup de peine et de travail, des orages qui vous ôtent le calme et la paix de votre avenir9.
La difficulté de convaincre
28 Mais il ne suffit pas d’être arrivé à la vérité. Encore faut-il pouvoir en convaincre les autres. Et ce n’est pas toujours une mince affaire. Malgré les témoignages éclatants que Galilée apporte avec fierté, beaucoup refusent de changer d’opinion. Il y a les « obstinés », qui sont si fort enfermés dans leurs croyances qu’aucune preuve, qu’aucune démonstration ne pourra les faire changer d’opinion.
- 10 R. Zouckermann, op. cit., p. 241.
Votre Révérence m’a presque fait rire en disant qu’avec des observations si apparentes, on pourra convaincre les obstinés. Vous ne savez donc pas que pour convaincre ceux qui sont capables de raisonner et qui désirent connaître la vérité, les autres preuves étaient suffisantes ; mais que, pour convaincre les obstinés, qui n’ont cure que des vains applaudissements du vulgaire, bête et stupide, le témoignage des Etoiles ne suffirait pas si elles descendaient à terre pour parler elles-mêmes10.
29 A quoi Galilée ajoute, faisant écho à Harvey :
Tachons seulement de savoir quelque chose pour nous-mêmes, restons-en à cette seule satisfaction.
- 11 Op. cit., p. 303.
30 Même entre « savants » partisans de la nouvelle manière de philosopher, l’accord n’est pas toujours aisé. Mersenne écrit à Galilée qui trouve ses formulations très obscures, et lui aurait fait répondre que « nous n’avons ici ni sphinx ni d’autres interprètes de mystères cachés », ce qui coupa court, semble-t-il, à leur échange11.
31 Quant à Kepler, le grand découvreur des lois célestes de l’époque, l’admiration qu’il témoigne pour Galilée n’est pas réciproque.
- 12 Op. cit., p. 291.
J’ai toujours tenu Kepler pour un esprit libre (peut-être trop libre) et subtil, mais mon mode de philosopher diffère beaucoup du sien. Il peut arriver qu’écrivant sur le même sujet, mais rarement et seulement sur ce qui regarde les mouvements célestes, nous nous soyons rencontrés sur quelques conceptions communes, et que nous ayons attribué la même cause vraie à un même effet réel : mais cela n’arrivera pas une fois sur cent12.
- 13 Op. cit., p. 325.
32 En effet, comme l’exprime Zouckermann, « son esprit encore médiéval contrastait avec celui de Galilée, qui annonçait déjà le XVIIIème siècle. Ses livres sont alourdis d’un immense fatras de prévisions astrologiques, de grandes envolées mystiques et poétiques, d’élucubrations métaphysiques souvent cocasses »13.
33 On peut encore évoquer le rejet dogmatique par Descartes des résultats de Galilée :
- 14 Lettre à Mersenne, 11 octobre 1638, cité par R. Zouckermann, p. 324.
Tout ce qu’il dit de la vitesse des corps qui descendent dans le vide, etc..., est bâti sans fondement ; car il aurait dû auparavant déterminer ce que c’est que la pesanteur, et s’il en savait la vérité, il saurait qu’elle est nulle dans le vide14.
34 On peut remarquer ici que sont à l’œuvre des philosophies de la connaissance : Descartes, logicien avant tout, philosophe et mathématicien, cherche à « fonder » par le raisonnement les entités utilisées. C’est la raison pour laquelle les cartésiens seront contre la loi de Newton, qui fait appel à une gravitation qui apparaît ressortir de l’occultisme dont on veut se libérer. Dans les débuts d’une science mal implantée encore, ces philosophies s’affrontent dans des controverses où chacun pense détenir la vraie voie scientifique. Mais la science se bâtit peu à peu, aidée par une institution qui en s’installant va permettre que le travail de la preuve puisse se faire de façon plus systématique.
La nécessité de rester entre soi
35 Copernic, dans la présentation de son travail au Pape, fait remarquer que les idées d’un philosophe peuvent être très « éloignées de ce que juge la foule, puisqu’il a pour mission de rechercher la vérité en toutes choses ». Et rappelle que c’est la raison pour laquelle certaines écoles de pensée antiques, telle les pythagoriciens, transmettaient « la connaissance des mystères de la philosophie » oralement, et à quelques amis seulement et parents. Et ceci, non pas par « malveillance », mais pour se garder des moqueries et du mépris. Il écrit :
Je ne doute pas que les mathématiciens intelligents et érudits seront d’accord avec moi si, comme la philosophie l’exige avant tout, ils étudient non pas superficiellement mais à fond les preuves que j’apporte en cet ouvrage pour soutenir mon opinion, et s’ils veulent réfléchir.
36 William Gilbert, médecin et physicien, auteur du premier traité sur le magnétisme (De Magnete, 1600), conscient de l’impossibilité de convaincre tout le monde et de la nécessité d’une clôture de la cité scientifique, précise qu’il s’adresse seulement à ceux qui savent raisonner :
- 15 De Magnete, 1600, cité par F. Russo, Nature et Méthode de l’Histoire des Sciences, Paris, Blanchard (...)
C’est pour vous seulement que j’écris, qui savez vraiment philosopher, hommes sans idées préconçues, qui cherchez la science non dans les livres seuls, mais dans les choses mêmes, que j’ai écrit ces principes de magnétisme, nés d’une nouvelle manière de philosopher15.
37 On voit ainsi se profiler la nécessité de rester entre soi, de travailler et discuter avec ceux qui partagent la même philosophie, et les mêmes capacités pour ce type de connaissance. Car, dans les nouvelles sciences de la mécanique que fonde Galilée, accepter la rigueur des démonstrations géométriques est une épreuve dangereuse pour qui ne sait pas bien les manier, car il n’y a pas de milieu entre le vrai et le faux : dans les démonstrations nécessaires, ou bien on arrive à la conclusion indubitable, ou bien on tombe dans des erreurs impardonnables.
38 Ainsi, ce « rester entre soi » demande la séparation d’avec ceux qui ne peuvent raisonner correctement en raison de leurs préjugés. « On ne peut rien attendre de bon de la fréquentation de tels gens, qui n’est pas seulement pénible mais dangereuse », estime Sagredo, un des personnages des dialogues de Galilée, qui écrit :
- 16 R. Zouckermann, op. cit., p. 147.
… pour les conclusions qui ne peuvent venir à notre connaissance que par voie du raisonnement, je ne ferai pas beaucoup plus de cas du témoignage d’un grand nombre que de celui de quelques-uns, car je suis sûr que dans les questions difficiles, le nombre de ceux qui raisonnent bien est plus petit que celui de ceux qui raisonnent mal16.
La communauté scientifique
39 On sait que les académies des sciences seront fondées au courant du 17ème siècle pour favoriser ces regroupements entre personnes sachant manier l’esprit de rigueur. La communauté scientifique va permettre de contrôler au plus près le raisonnement, les expériences, et empêcher, sans pouvoir toutefois les supprimer entièrement, les dérives. C’est un monde vivant, où la recherche ne se fait pas selon une simple logique, mais où imagination, observation, calcul, s’entremêlent constamment, et pas toujours dans le même ordre.
40 Descartes s’interrogeant sur la bonne méthode à suivre, celle qui pourra conduire à des certitudes, notait : « les causes de désaccord proviennent d’une part, d’un manque de méthode, d’autre part, du fait que l’on ne considère pas les mêmes choses ».
41 Peu à peu, au sein de la communauté scientifique, se précise la définition des « objets » dans les sciences exactes – phénomènes, appareillages, instruments, formules mathématiques – ce qui permet précisément aux mathématiciens, aux physiciens, aux biologistes, de « considérer les mêmes choses ».
Controverses
- 17 B. Jurdant, Impostures scientifiques, Paris/Nice, La découverte/Alliages, 1998, p. 279.
42 Ce travail d’identification est primordial et loin d’être évident. D’où l’existence de controverses, spécifiques de ce type de travail, car qui dit controverse, dit aussi la croyance en l’existence d’une réponse, en la possibilité d’arriver à une conclusion. Je ne prendrai ici qu’un exemple, qui apparaît dans un livre anti-sokalien17, donné par S.J. Gould, repris par I. Stengers. Ces deux scientifiques sont sympathisants des post-modernes, mais pour avoir pratiqué l’un et l’autre la science, ils tiennent à rappeler à leurs amis qu’elle est capable de donner des résultats précis. Il s’agit de la façon dont des géologues sont parvenus à résoudre des points controversés touchant la datation de la Terre.
(Les géologues) ne peuvent vivre leurs conflits sur un mode tranquille, cynique ou résigné. Ils sont contraints à accumuler de nouvelles données, à construire de nouveaux arguments, à prendre en compte les divergences, à multiplier toujours plus les éléments d’une situation afin de créer les conditions d’une convergence possible. Ce que les géologues cherchaient, cherchaient passionnément, n’était pas seulement la victoire sur leurs adversaires, c’était ce que Gould appelle une « douce victoire ».
43 Ces résultats qui dénouent la controverse, les « vaincus peuvent s’(en) réjouir autant que les vainqueurs » et tous peuvent « célébrer » ensemble les « triomphes de la connaissance humaine », qui permettront de poser de nouvelles questions. Koyré parlait de « dialogue avec la nature ». Et l’on nomme « expérience cruciale », l’expérience capable de fournir une réponse sans ambiguïté à une controverse.
La confiance
44 Lettre de Kepler à Galilée (19 avril 1610) : « On me regardera peut-être comme téméraire de vous croire si facilement, sans le soutien d’aucune observation personnelle. Mais qui ne croirait pas un si savant mathématicien, dont le style même garantit la droiture du jugement ».
45 J’ai souligné une partie de la phrase, qui me semble importante pour illustrer le rôle fondamental que joue la confiance dans le travail scientifique.
46 On ne peut pas refaire tous les calculs, et toutes les expériences. On va donc faire confiance à ceux qui ont fait ces calculs, ou pratiqué ces expériences, dans la mesure où il est acquis qu’ils connaissent les règles de l’art et sont absolument honnêtes. Dans une certaine mesure, les scientifiques sont interchangeables par rapport à l’objet étudié et découvert, étant donné que, si le résultat est important, il va faire l’objet de vérifications poussées.
47 Cette notion de confiance est essentielle : dans un monde où la spécialisation est poussée à outrance, il faut que l’expert se montre digne de cette confiance, ce qui n’est pas toujours le cas. On rencontre là un des problèmes majeurs de notre société.
Emerveillements
48 Dans les débuts de la science, on trouvait déjà merveilleux de découvrir « la bonne manière de philosopher », des résultats comme la circulation du sang, ou encore l’emploi de lunettes astronomiques pour mieux regarder les planètes. On sait le succès, au cours du 18ème siècle, de ces « cabinets de curiosité » ou « de physique », où l’on pouvait, par exemple, éprouver sur soi-même les effets d’un courant électrique.
- 18 R. Feynman, Electromagnétisme 1, Paris, InterEditions, 1979.
49 Le développement de la science n’a fait que renforcer, chez les scientifiques des sciences exactes, ce sentiment d’émerveillement, cependant que, à mesure qu’elles devenaient plus spécialisées et ésotériques, le monde non scientifique n’en pouvait juger que les retombées techniques. L’émerveillement ne porte plus seulement sur les phénomènes étonnants découverts ou sur le bon accord entre une formule mathématique et des données expérimentales, mais sur le fait que des résultats dans des domaines locaux peuvent s’étendre à d’autres domaines, de façon absolument pas prévue au départ. C’est une architecture impressionnante qui a été engendrée, dont la cohérence est souvent allée avec une simplification inimaginable a priori.
Ainsi, les équations de Maxwell, obtenues de façon plutôt confuse par lui-même, ont pu par la suite être réécrites de façon simple, grâce à un nouvel outil mathématique, le calcul vectoriel. Cette simplicité de l’architecture obtenue permet à Feynman, dans un des volumes de son traité d’enseignement de la physique18, de mettre dans une seule page (p.310) les huit équations qui résument la physique classique : quatre sont celles de Maxwell, auxquelles se rajoutent (toujours en électromagnétisme) une loi de conservation de la charge qui se déduit, de fait, des équations précédentes, et une loi de force, et, en dehors de l’électromagnétisme, la loi du mouvement (de Newton, modifiée par Einstein) et celle de la gravitation. « Personne n’a jamais trouvé une expérience qui soit en désaccord avec elles ».
- 19 Op. cit., p. 315.
Nous avons donc en une seule petite table toutes les lois fondamentales de la physique classique... Nous vivons un grand moment... Nous avons travaillé dur pour atteindre ce point19.
- 20 E. P.Wigner, The Unreasonable Effectiveness of Mathematics in the Natural Sciences, in « Communicat (...)
50 Dans un article publié en 1960, le physicien E. P. Wigner s’interroge sur « l’efficacité déraisonnable des mathématiques dans les sciences naturelles »20. Il remarque, entre autres exemples, que la loi de Newton concernant l’attraction des corps à travers les phénomènes de gravitation était valable avec une erreur de 4 % quand il l’a établie. Cela n’aurait pu être qu’une quantification pratique d’un phénomène. Or, après plus de deux siècles de travaux intenses, après un développement sans précédent de la connaissance en physique, en profondeur comme en extension des domaines, la loi s’avère actuellement exacte avec une erreur de moins d’un dix millième de pourcentage. Au cours de son exposé, Wigner utilisera le terme de « miracle » une dizaine de fois. Sa conclusion : « Le miracle de la justesse du langage mathématique pour la formulation des lois de la physique est un don merveilleux que nous ne comprenons ni méritons ». Il rejoint ainsi, entre autres, Einstein qui disait que le plus incompréhensible était que l’univers (physique) est compréhensible.
- 21 J. Perrin, Les atomes, Paris, Gallimard, 1970, pp. 274-275.
51 Donnons un dernier exemple. Jean Perrin, dans un livre classique21, s’efforce de démontrer la réalité de l’existence des atomes, en approchant le phénomène atomique, à travers le nombre d’Avogadro, de plusieurs façons. Il calcule ce nombre en utilisant des théories physiques différentes, concernant « des phénomènes de prime abord aussi complètement indépendants que la viscosité des gaz, le mouvement brownien, le bleu du ciel, le spectre du corps noir ou la radioactivité ». Il obtient de la sorte 13 mesures, qui sont étonnamment proches : entre 60 et 75·10-22.
On est saisi d’admiration devant le miracle de concordances aussi précises à partir de phénomènes si différents… puisque les nombres ainsi définis sans ambiguïté par tant de méthodes coïncident, cela donne à la réalité moléculaire une vraisemblance bien voisine de la certitude.
Esthétique
52 Un aspect proche de cet émerveillement, et le plus souvent peu compréhensible pour l’étranger à cette culture, est l’aspect esthétique de la construction. Le beau n’est pas le but premier de la science, et pourtant, ces concordances, ces cohérences inattendues, sont sources de plaisirs esthétiques intenses, au point que certains vont guider leur recherche à partir de l’esthétisme des formules. On parle de « beaux théorèmes », de « belles démonstrations », de « belles expériences ». Henri Poincaré :
- 22 H. Poincaré, Science et méthode, Paris, 1908, p. 58, cité par A. I. Miller, « Diogène », n° 177, (...)
- 23 H. Poincaré, La valeur de la science, cit. id.
Les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles, je veux dire celles qui peuvent le mieux charmer cette sensibilité spéciale que les mathématiciens connaissent22.
L’homme de science n’étudie point la nature parce que c’est utile ; il l’étudie parce qu’il s’y plaît, et il s’y plaît parce que c’est beau23.
53 Le cas de l’équation de Dirac est un exemple bien connu. Dirac a ajouté un terme dans l’équation qui porte son nom par souci de symétrie, par une intuition que cette symétrie avait un sens dans la description des particules élémentaires. Cette symétrie fournissait ainsi l’hypothèse d’une particule correspondant à l’électron, mais pourvue, elle, d’une charge positive. Cette hypothèse fut vérifiée, et le positon vint prendre sa place dans la collection des particules élémentaires.
- 24 J. Treiner, Sokal-Bricmont : non, ce n’est pas la guerre, « Le Monde », 11.10.97. Cité par J. Feldm (...)
54 C’est au nom de l’esthétique que le physicien J. Treiner 24, dans la dispute autour de l’affaire Sokal, proteste sur les déformations de la réalité de la physique par certains sociologues ou philosophes :
- 25 Il s’agit ici, nommément, de Michel Serres.
Cela n’aurait pas d’importance ? Réaffirmons que cela en a. Il en va des théories physiques comme d’un blues de Tom Waits ou comme de certaines parties d’échecs. Il y en a de belles, de très belles, c’est de la vraie beauté qui prend au ventre... C’est toute une construction... qui se trouve bafouée par la désinvolture du monsieur25. Un effet de manche, et vlan ! Le jeu d’échecs est par terre, la poterie en pièces, la beauté déchirée.
- 26 L. Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997.
55 Le mathématicien Laurent Schwartz est connu à la fois pour ses contributions majeures en analyse mathématique et pour ses participations, en tant qu’intellectuel, à divers combats de justice dans la société. C’est au cours de « la plus belle nuit de sa vie » qu’il crée les « distributions », êtres mathématiques qui permettaient de remettre sur pied, au niveau de la rigueur mathématique, un type de « fonctions » qu’avait introduites le physicien Dirac, déjà nommé ci-dessus. Celles-ci s’avéraient utiles, mais étaient « totalement dénué(es) de sens » aux yeux des mathématiciens « écœurés ». Dans son autobiographie26, Laurent Schwartz a un chapitre intitulé « la révélation des mathématiques ». Il y raconte comment il a été « séduit » par la géométrie, dans la dernière année de sa scolarité au lycée. Toutes les parties de son livre concernant les mathématiques sont un hommage vibrant à leur beauté. Il y parle de « magnifique architecture » et explique qu’elles représentent pour lui un « château intérieur ».
- 27 B. Diu, Les atomes existent-ils vraiment ? Paris, Ed. Odile Jacob, 1997, p. 19.
56 Et puisque cette beauté-là est si difficile à comprendre pour le profane, le physicien Bernard Diu en donne un équivalent : il agrémente son livre Les atomes existent-ils vraiment ?27 de nombreuses poésies. Il s’en explique dans un avertissement : « J’ai ressenti le besoin que la physique, si belle en ce monde si dur, fût accompagnée et entourée d’un essaim d’autres beautés, plus fragiles et plus labiles certes, mais sans doute plus accessibles aussi ».
Les grands noms
57 Dans cette foule immense de ceux qui ont participé à la construction de ces architectures, la presque totalité restera anonyme. On fera ressortir pourtant les noms de quelques « grands savants », dont on conserve avec piété la mémoire. Ce sont ceux dont on considère qu’ils ont apporté quelques pierres particulièrement neuves, et importantes, à l’édifice.
58 On ne garde ainsi, de leurs travaux, que ceux qui se sont avérés participer à la construction de l’édifice. On ne retiendra des nombreux travaux de Kepler que trois de ses lois, dites « lois de Kepler ». Certains vont ainsi avoir la chance de voir leur nom attaché à leur découverte : effet Mossbauer, constante de Planck, équation de Schrödinger, principe de Fermat, loi de Boyle, coordonnées cartésiennes, pour citer quelques exemples au hasard.
Parfois, ce sont des unités de mesure qu’on baptisera du nom de celui auquel on veut rendre hommage, tel le « becquerel », qui mesure l’activité d’une source radioactive, ou encore le « Pascal, unité de pression équivalant à la pression exercée par une force de Newton sur une surface plane de 1 mètre carré ». Dans cette définition, on rappelle ainsi les travaux du premier de ces savants sur la pression atmosphérique, et ceux du second sur la force de gravitation.
59 Ainsi revient le sujet qui avait été refoulé. La science n’est en effet pas pure logique, objectivité totale. On sait que les démonstrations de mathématiques ne peuvent éviter le langage commun. En principe, il serait possible de le supprimer totalement et de faire d’un texte mathématique un texte uniquement logique. Or, le résultat s’avère impossible à lire : la logique n’est pas la mathématique qui, alors même qu’elle s’occupe d’objets parfaitement définis, a besoin d’une certaine dose d’aération, d’un peu de support intuitif.
De la même façon, je verrais dans le besoin de mentionner et d’admirer les auteurs des découvertes un besoin d’« humaniser » la science, en tentant de mieux faire connaître ceux qui la font. Et ceci, peut-être, d’autant plus que leurs découvertes sont plus difficiles à comprendre. Chaplin disait, parait-il, à Einstein : « on m’aime parce que tout le monde me comprend, et vous, parce que personne ne vous comprend ».
60 Aujourd’hui, ce besoin de connaître ces personnalités hors pair passe évidemment par les médias, et par le prestige des prix proposés par l’ingénieur Alfred Nobel, à la fin du 19ème siècle. Quelques personnages particulièrement « médiatiques » sont ainsi propulsés sur le devant de la scène, dont on voudra connaître tout, la vie, les sentiments, les engagements politiques, etc… Ces effets de loupe font apparaître encore plus gris le scientifique moyen, qui travaille dans une cité scientifique devenue gigantesque, et pour une science désormais soumise à la défiance. Cette ambiance n’est sans doute pas tout à fait étrangère aux frustrations qui font que certains scientifiques éprouvent eux aussi, le besoin de « dire je ».
61 Le physicien Pierre Auger (mort en 1993), qui a découvert « l’effet Auger », disait :
- 28 Cité par J.-F. Augereau, « Le Monde », 29 mai 1999.
« L’honneur suprême, c’est de perdre la majuscule de son nom. Quand je vois, écrit sur un tableau de commande, au-dessous d’un bouton, ‘auger’, je me dis que j’ai bien de la reconnaissance envers cet effet dont j’ai l’honneur de porter le nom »28.
II. Les postures du chercheur dans les sciences de l’homme
I have felt an increasing disconfort at the distance between the rigourous objectivity of myself as a scientist and the almost mystical subjectivity of myself as therapist
Carl R. Rogers
L’institutionnalisation des sciences sociales
62 L’histoire des sciences sociales est tout autre puisqu’elle commence dans un environnement où la science est acceptée et encouragée. C’est même en raison des succès obtenus par les sciences exactes que vont être institutionnalisées à leur tour les sciences de l’homme. Leur principal défi sera de tenter d’adapter au cas de l’étude des réalités humaines et sociales, les manières de faire qui ont si bien réussi dans les sciences exactes.
Le grand débat qui sous-tend, depuis deux siècles, le travail considérable, par le nombre comme par les idées, fait dans les sciences de l’homme, porte sur les possibilités de cette adaptation. Leur grand souci est de faire reconnaître leur légitimité en tant que science. Pour cela, on affaiblira le plus souvent la définition de la science, de sorte qu’il soit possible de s’en réclamer.
63 Tous ceux qui pensent la scientificité, tels Bacon, Condorcet, Mill, Comte, se sont exprimés sur cette question. Pourtant, quelques grands ancêtres de la pensée sociologique, tels Montesquieu et Tocqueville – dont on se plait souvent à souligner la pertinence toujours actuelle de l’analyse qu’il a faite de la démocratie moderne – ne s’en sont guère inquiétés, peut-être parce l’un et l’autre se sentent maîtriser leur pensée logique. Ils s’attachent simplement à réfléchir du mieux qu’ils peuvent sur les problèmes de la société.
- 29 B. Berelson & G. A. Steiner, Human Behavior ; An Inventory of Scientific Findings, New York, Harcour (...)
64 Une entreprise intéressante est celle à laquelle se sont livrés, dans les années soixante, Berelson et Steiner29. Ils ont voulu rassembler les résultats auxquels seraient arrivées les sciences de l’homme après un siècle d’existence. L’ouvrage contient plus de 700 pages et porte sur 14 grands thèmes (« perception », « famille »,…). Chaque chapitre donne des définitions et des résultats, le plus souvent présentés sous la forme de « propositions », par exemple (pris au hasard) : « Le moins assuré le groupe est quant à ses normes, le moins de contrôle il exerce sur ses membres ».
A ma connaissance, cet effort n’a pas été continué. Au contraire, il procure un certain malaise par ce qu’on dénommera son « positivisme », autrement dit sa volonté de résumer ainsi des situations complexes. Notons que sont préférés actuellement les dictionnaires faisant le point sur les notions utilisées dans divers champs de la recherche.
65 L’importance des dissensions sur le jugement d’ouvrages reconnus comme scientifiques, à travers les thèses de doctorat, par exemple, est sans commune mesure avec ce qui peut se produire dans les sciences exactes. On ne fera ici que citer le dernier « scandale » qui a secoué la cité des sociologues, l’acceptation d’une thèse de sociologie soutenue par une astrologue.
- 30 J. Feldman, Deux fois deux axiomes sur les différences entre les sciences exactes et les sciences s (...)
- 31 Dans un entretien sur France-Culture avec l’historien Roger Chartier.
66 Une épistémologie éclatée, des méthodes diverses, dont on n’a pas encore terminé, à mon avis, le recensement, voilà ce qui va caractériser les sciences sociales, prises entre philosophie, littérature, journalisme, et science proprement dite. La complexité ontologique de la réalité sociale et humaine appelle à différentes approches. Dans la mesure où elles se juxtaposent souvent sans pouvoir donner lieu à de véritables discussions, la dénomination de cité scientifique, plutôt que de communauté scientifique, me semble mieux convenir ici30. Bourdieu, dont on connaît la tendance polémiste, disait : « je n’ai que des ennemis, je n’ai pas d’adversaires »31.
67 Une comparaison avec certains thèmes de la section précédente pourrait être menée. Par exemple, il serait intéressant de voir où se situe les plaisirs du travail (belle écriture, belle pensée, inventivité, capacité de « déconstruction », parfois aussi, séduction), de nature pourtant différente. L’engagement dans la cité est par contre plus présent, alors que le physicien peut vivre dans une disjonction totale son éthique interne, celle qui consiste à faire du bon travail, et son éthique externe, celle du citoyen.
68 Pour ce qui est des « grands noms », se marque aussi une différence notoire avec le cas des sciences exactes. Comme la littérature et la philosophie, la sociologie possède ses classiques. Ce sont les auteurs qui ont apporté une pensée sociologique jugée importante qui sont retenus. Or, une « pensée » reste, même si elle influence beaucoup, d’un caractère essentiellement étendu, complexe, personnel. Elle ne se laisse pas réduire à quelques résultats précis. C’est pourquoi on a toujours intérêt à relire Platon, Spinoza, Auguste Comte, Weber, Durkheim, Aron dans le texte, plutôt que de s’en tenir à leurs commentateurs.
69 Dans cette aventure d’exploration de champs de connaissance nouveaux, je vais tenter de repérer diverses attitudes qui sont employées. J’utilise le terme « posture » pour en faire percevoir le côté volontariste, conscient, et relativement difficile à tenir.
La posture de distanciation et d’objectivité
70 La première règle d’or donnée aux étudiants est une règle de distanciation, de rupture avec le sens commun, qui est supposée d’autant plus nécessaire que nous appartenons à cette société que nous désirons étudier.
- 32 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1968 (1895).
71 Emile Durkheim, en 1895, explicite cette règle dans Les règles de la méthode sociologique32.Relisons-le :
S’il existe une science des sociétés, il faut bien s’attendre à ce qu’elle ne consiste pas dans une simple paraphrase des préjugés traditionnels, mais nous fasse voir les choses autrement qu’elles n’apparaissent au vulgaire ; car l’objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les opinions reçues. A moins donc qu’on ne prête au sens commun, en sociologie, une autorité qu’il n’a plus depuis longtemps dans les autres sciences – et on ne voit pas d’où elle pourrait lui venir – il faut que le savant prenne résolument son parti de ne pas se laisser intimider par les résultats auxquels aboutissent ses recherches, si elles ont été méthodiquement conduites.
72 Dès la deuxième phrase de la préface s’affirme ainsi le souci de se distinguer du « vulgaire », ce qui permet de mieux revendiquer une reconnaissance institutionnelle, but auquel s’était attaché Durkheim. En effet, dans la préface de la deuxième édition, Durkheim se félicite de ce que, « en dépit des oppositions, la cause de la sociologie objective, spécifique et méthodique a gagné du terrain sans interruption. La fondation de l’Année sociologique a certainement été pour beaucoup dans ce résultat ».
73 Mais cette règle de distanciation n’est pas facile à appliquer :
Nous sommes encore trop accoutumés à trancher toutes ces questions d’après les suggestions du sens commun pour que nous puissions facilement le tenir à distance des discussions sociologiques. Alors que nous nous en croyons affranchis, il nous impose ses jugements sans que nous y prenions garde. Il n’y a qu’une longue et spéciale pratique qui puisse prévenir de pareilles défaillances. Voilà ce que nous demandons au lecteur de bien vouloir ne pas perdre de vue. Qu’il ait toujours présent à l’esprit que les manières de penser auxquelles il est le plus fait sont plutôt contraires que favorables à l’étude scientifique des phénomènes sociaux et, par conséquent, qu’il se mette en garde contre ses premières impressions.
74 Voilà donc une attitude de l’esprit qui constitue une rupture avec nos habitudes. Durkheim précise ici sa philosophie : « Notre premier objectif… est d’étendre à la conduite humaine le rationalisme scientifique », la découverte des causes permettant dans un deuxième temps de déterminer des règles d’action.
75 Cette règle de distanciation conduit à une nouvelle division de l’esprit humain, introduite une première fois dans la vision du monde extérieur par les sciences exactes. « Les faits sociaux sont comme des choses », dit Durkheim.
- 33 C’est ainsi que le cinéaste et écrivain C. Lanzmann refuse de faire de la Shoah un événement ordina (...)
76 La difficulté de cette séparation, Durkheim l’aperçoit aussi par rapport à la morale. La première objection qu’il va contrer, c’est celle qui consiste à lui reprocher « d’absoudre le crime, sous prétexte que nous en faisons un phénomène de sociologie normale ». De fait, il y a là un choix philosophique si peu évident qu’il continue à faire problème. On reprochera souvent au sociologue ou, plus généralement, à la personne qui examine un acte avec distance, que l’explication qu’elle en propose empêche son jugement moral. Cette discussion habite les tribunaux ordinaires, où il s’agit de décider du degré de responsabilité d’une personne dont les avocats vont mettre en avant les circonstances malheureuses de sa vie, mais aussi des événements historiques lourds33.
77 J. Amery, décrivant son expérience des camps nazis, rejette violemment toute objectivité.
- 34 J. Amery, Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insupportable, Actes Sud, 1995, (...)
L’objectivité que l’on me réclame dans le débat avec les bourreaux, avec ceux qui les aidaient, avec les autres qui les regardaient en silence, me semble logiquement absurde. Le méfait n’a, en tant que méfait,aucun caractère objectif. Le massacre, la torture, la mutilation… ne sont, objectivement, que des enchaînements d’événements physiques, descriptibles dans la langue formalisée des sciences exactes ; ce sont des faits à l’intérieur d’un système physique, non des actes inscrits dans un système moral… J’étais et je suis le seul à posséder la vérité morale des coups qui aujourd’hui encore résonnent dans mon crâne… mes ressentiments sont là pour que le crime devienne une réalité morale aux yeux du criminel lui-même, pour que le malfaiteur soit impliqué dans la vérité de son forfait.
On m’a infligé une blessure. Tout ce que je dois faire c’est la désinfecter et la bander, et non pas réfléchir à la raison pour laquelle le bourreau a levé sa hache, et finir sans doute par le disculper en découvrant cette raison34.
78 Le linguiste reconnu Tzvetan Todorov quitte un beau jour les sciences sociales où il considère que le souci éthique n’est pas assez fort, pour rejoindre la tribu des essayistes, et abandonner les prétentions scientifiques.
- 35 T. Todorov, Nous et les Autres. La Réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989 (...)
Quand je suis devenu conscient de cette séparation, j’ai commencé à éprouver une insatisfaction – grandissante – des dites sciences humaines et sociales… telles qu’on les pratique en général aujourd’hui. La rupture entre vivre et dire, entre faits et valeurs me semble, pour elles spécifiquement, néfaste (la rupture, non la distinction : on peut aussi distinguer et relier). C’est là, en effet, que je situe la différence la plus intéressante entre les sciences humaines et les autres (celles de la nature)… Pour moi, la différence dans la matière étudiée (humain/non humain) en entraîne une autre, capitale, dans le rapport qui s’établit entre le savant et son objet… Ici, une pensée qui ne se nourrit pas de l’expérience personnelle du savant dégénère vite en scolastique… Et c’est ainsi que, aux sciences humaines et sociales, j’en suis venu à préférer l’essai moral et politique35.
79 Pourtant, pour beaucoup, la découverte de l’approche sociologique peut constituer un moment important de la vie de l’esprit, comme une conversion, conversion dans la posture, prise de conscience, prise de distance par rapport à ce qui paraissait évident, que l’on n’avait en conséquence pas l’idée d’interroger, et qui s’avère pris dans des sens, dans des logiques, dans des explications relatives aux sociétés. Les connaissances sociales ne sont pas sans effets sur les personnes.
80 Ainsi cette jeune femme qui tient un petit hôtel du sud du massif central, où je m’installe pour une semaine dans une petite chambre. Je lui ai demandé une table, pour pouvoir y installer ma machine à écrire. Non, je ne suis pas écrivain, mais sociologue. Je pense que, comme beaucoup d’autres, elle ne saura pas ce que c’est. Je me trompe, elle a fait une année d’étude de sociologie à Annecy, avant de venir s’établir ici. Cette étude l’a bouleversée.
81 On sait aussi que cette mise en logique sociale peut être source, éventuellement pénible, de désenchantement : ainsi ce photographe amateur qui, après avoir appris de Bourdieu qu’il pratiquait un « art moyen » faute d’avoir eu accès à des arts plus nobles, s’en est dégoûté.
82 La prise de conscience de l’existence, à travers les récits ethnographiques, de mœurs très différentes de celles auxquelles on a été accoutumé, peut produire également un choc d’importance. Telle cette adolescente à qui, au lycée, on a fait lire les livres de Paul-Emile Victor « Banquise » et « Boréal », sur la vie de ceux que l’on appelait alors les esquimaux. En particulier, vont la choquer la promiscuité mais aussi l’utilisation importante de l’urine, un élément supposé sale chez nous. Or, voilà que ceci est présenté comme normal, là-bas. Le choc réside en ceci : l’adolescente prend conscience que, si elle était née sous d’autres cieux, elle serait très différente. Des pans entiers de sa personnalité, ceux qui concernent le dégoût, l’intimité, par exemple, seraient changés. Cela apparaît comme une menace sur son identité. Il est probable que cette menace est du même ordre que celle qui affecte certains jeunes de nos banlieues dites difficiles, que l’on dit « sans repères ».
83 Certains refusent, on l’a vu, cette posture de distanciation dans sa propre société : soit que, philosophes plus généralistes, ils s’en méfient, soit que, grands blessés de la vie, leur priorité est le cri de colère. Il y a plus : la sociologie exige un certain type d’esprit d’abstraction, ou l’acceptation d’un certain degré de séparation dans la personnalité, que les opposants estimeront peut-être à tendance schizophrénique. La psychologie est plus acceptée : c’est que nous sommes tous, plus ou moins bons, psychologues. Il y a là un concret que l’on pratique constamment, avec plus ou moins de problèmes, avec les autres.
La démarche psychanalytique, par contre, demande elle aussi un certain type de conversion : s’arrêter sur ce qui apparaît comme des détails de la vie sans importance pour leur chercher des significations ; rompre avec les habitudes de la pensée pour suivre systématiquement l’illogisme des associations d’idées et aller ainsi au hasard – du moins, c’est ce qui semble – explorer son monde intérieur ; surtout, accepter de prendre conscience de l’existence de résistances, d’aveuglements, de dénis, de zones entières de non-savoir.
84 Ces phénomènes touchent aussi la perception du social. Weber a introduit la notion d’idéal-type en tant que modèle d’une réalité toujours complexe dont on extrait des traits que l’on juge essentiels. Il n’est pas facile de démontrer cette « essentialité ». Certaines réalités sociales nous affectent particulièrement, et nous pouvons les ressentir de façon forte, alors que d’autres ne les ressentiront guère ou pas du tout, et seront portés à minimiser leurs manifestations, voire, à les nier.
85 S’il est bien des exemples dans les sciences exactes de refus, au départ, de nouvelles idées explicatives, parce qu’elles heurtent profondément certaines habitudes de pensée, dans le cas des sciences humaines, ce n’est pas seulement d’idées intellectuelles dont il s’agit, mais de perceptions à la fois intellectuelles et affectives, qui peuvent être imprimées dans les profondeurs de la personnalité.
86 Un exemple me paraît être un véritable cas d’école : ce fait social majeur que représente le genre, dans ses rapports avec la cité des sociologues, où chacun est atteint par la prégnance des inculcations faites dès la prime enfance. Il est symptomatique que les deux pères fondateurs de la sociologie aient eu au sujet du féminisme des positions bien tranchées et opposées : Durkheim s’est élevé contre le féminisme, au nom du destin naturel de la femme (sic !). Weber, dont la femme était féministe, s’il n’a guère abordé le thème dans ses travaux, a soutenu son combat.
- 36 P. Ansart, Toute connaissance du social est-elle idéologique ?, in J. Duvignaud, Sociologie de la c (...)
87 P. Ansart a mené une réflexion sur le thème : « Toute connaissance du social est-elle idéologique ? »36 - Il propose d’écarter « l’idée messianique » d’une science positive, qui pourrait arriver à se débarrasser, à la longue, des idéologies imprégnant la pensée sociologique. A travers divers exemples – Marx, Durkheim, Weber… –, il montre que ces penseurs ont à la fois rempli le programme de la sociologie qui consiste en une déconstruction de certaines prénotions et /ou idéologies sociales, mais ont également subi certaines de celles qui étaient de leur temps. Et c’est en raison même de leur implication dans ces dernières qu’ils ont pu faire œuvre novatrice. Aussi, pour lui, il faut abandonner l’espoir de départager le vrai et le faux, comme cela peut se faire dans les sciences exactes et accepter l’ambiguïté essentielle de la sociologie.
88 Le cas des statistiques sociales peut-il être évoqué comme exemple de l’objectivité possible de la sociologie ? Elles se bornent en effet à l’observation la plus exacte possible de réalités, dont les catégories fondamentales sont cependant fournies par la société. Tous ceux qui se sont essayés à des comparaisons internationales sur base de statistiques nationales ont pu faire l’expérience des variations, d’un pays à l’autre, de ces catégories. Mais il y a là des plages d’objectivation possibles, surtout si l’on sait à peu près en reconnaître les limites.
Les postures de proximité
89 Je vais ici examiner de quelles façons, diverses, des chercheurs des sciences de l’homme ont fait intervenir la subjectivité du chercheur, de façon générale ou en partant de leur propre expérience.
La compréhension weberienne
90 Comme on le sait, le courant allemand va opposer les sciences de la nature et les sciences humaines, dites aussi « sciences de l’esprit » : avoir affaire à un être humain est fondamentalement différent d’avoir affaire à une chose, et peut être – de fait – un avantage, du point de vue de la profondeur de la connaissance. En effet, si l’on manque, dans les secondes, des possibilités de manipulation et d’expérimentation que possèdent les premières, celles-ci ont un nouvel atout : la possibilité de comprendre les êtres humains, parce que le chercheur et son « objet d’études » relèvent tous les deux de la condition humaine. Voilà ce qui distingue et, d’une certaine manière, favorise les nouvelles sciences de l’homme.
91 Weber examine avec attention cette notion de compréhension, car il n’admet que difficilement d’avoir à faire le deuil de la scientificité. Cette scientificité dont il reconnaît qu’elle ne sera jamais aussi complète que dans les sciences de la nature – les sciences de l’homme sont destinées à toujours « rester jeunes » – il la définit dans la possibilité de déterminer les causes qui relient entre eux les phénomènes. Il propose alors un dégradé de types de compréhension des actions de l’être humain. Celui dont l’action est parfaitement rationnelle, c’est-à-dire adaptée à une intention bien spécifiée, est aussi compréhensible qu’une explication dans les sciences de la nature. Celui dont l’action est la moins compréhensible, la plus éloignée d’une explication scientifique, parce que la moins partageable, est celle suscitée par une affectivité irrationnelle.
92 Ce type de compréhension demeure donc dans une posture relativement distante. En somme, Weber ne peut s’identifier aux personnes étudiées que dans la mesure où elles sont rationnelles. Depuis, diverses approches de la connaissance humaine vont s’attacher à apprivoiser un peu le vaste monde de l’« irrationalité », en osant faire intervenir la propre personne du chercheur, hors de sa propre rationalité.
L’histoire et l’historien, vus par H.-I. Marrou
- 37 H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris Seuil, 1975 (1954).
- 38 Op. cit., p. 2.
- 39 Op. cit., p. 196.
- 40 Op. cit., p. 48.
- 41 Op. cit., p. 81.
93 En 1954, l’historien H.-I. Marrou 37 affirme que « l’histoire est inséparable de l’historien »38, et que « l’histoire est une aventure spirituelle où la personnalité de l’historien s’engage tout entière »39. Même s’il met en garde de ne pas « trop appuyer sur la pédale existentielle », il tient à affirmer que, en histoire, « l’objectivité n’est pas le critère suprême »40, la vérité étant au moins aussi importante, et ne s’y ramenant pas nécessairement. Contrairement à Durkheim, il pense qu’« il faut prendre son point de départ dans la connaissance dite vulgaire »41 – position qui, par ailleurs, rejoint celle des physiciens Sokal et Bricmont – même s’il finit tout de même par retrouver le premier par le besoin de se séparer de ses préjugés. Seulement, cela sera fait peu à peu, au cours du travail, et pour mieux rencontrer « autrui » :
- 42 Op. cit., p. 145.
Toute l’expérience historique se présente, pour le chercheur, comme une ascèse où, au contact des documents, il apprend peu à peu à se dépouiller de ses préjugés, de ses habitudes mentales, de sa forme trop particulière d’humanité... pour se rendre capable de comprendre, de rencontrer autrui42.
- 43 Op. cit., p. 34.
94 La véritable rigueur consiste à reconnaître cet engagement du chercheur, dont « la richesse de connaissance historique est directement proportionnelle à celle de (sa) culture personnelle »43, et accepter que l’histoire soit celle, particulière, de l’historien. Car :
- 44 Op. cit., p. 213.
- 45 Op. cit., p. 231.
L’image que chaque historien donne du passé est si profondément, si organiquement modelée par sa personnalité que leurs différents points de vue sont en définitive moins complémentaires qu’exclusifs.
A l’idéal illusoire de la « connaissance valable pour tous » j’opposerai celui de la vérité valable pour moi, et j’y verrai une garantie de sérieux, d’exigence, de rigueur44.
La critique s’indigne et proteste contre cette invasion du moi haïssable. L’honnêteté scientifique me parait exiger que l’historien par un effort de prise de conscience, définisse l’orientation de sa pensée, explicite ses postulats (dans la mesure où la chose est possible) ; qu’il se montre en action et nous fasse assister à la genèse de son œuvre : pourquoi et comment il a choisi et délimité son sujet ; ce qu’il cherchait, ce qu’il a trouvé ; qu’il décrive son itinéraire intérieur, car toute recherche historique, si elle est vraiment féconde, implique un progrès dans l’âme même de son auteur... en un mot qu’il fournisse tous les matériaux qu’une introspection scrupuleuse peut apporter à ce qu’en termes empruntés à Sartre j’avais proposé d’appeler sa « psychanalyse existentielle »45.
Le dilemme du psychologue américain C.R. Rogers
- 46 C. R. Rogers, Persons or Science ? A Philosophical Question in On Becoming a Person. A Therapist’s (...)
95 Le cas de ce psychologue américain est intéressant parce qu’il explicite le conflit entre l’attitude de distanciation du scientifique et les besoins d’empathie du psychothérapeute.
Rogers a le plus grand respect pour la science, vue à travers le positivisme américain. Devenu psychothérapeute, il découvre un mode d’interaction et de communication avec ses patients tout à fait différent de celui qu’il connaissait en tant que scientifique classique. Plus il accepte de s’oublier, avec les risques éventuels de l’aventure, plus il accepte le patient en tant que personne, et non en tant qu’objet d’études, et meilleur il est thérapeute. Il découvre ainsi le pouvoir de vérité d’une posture existentielle (il cite Kierkegaard et Buber), s’opposant à la posture du scientifique, dont l’esprit d’objectivité se révèle être un obstacle à la conduite de la thérapie. Il tente de mieux cerner ce conflit personnel, intérieur, dans un texte qui, d’abord écrit pour lui-même, sera ensuite publié46.
96 Dans une première section, il dégage l’essence de la thérapie, où il insiste sur l’importance de l’expérience vécue intérieurement, subjectivement, par les deux protagonistes, thérapeute et client. Dans la seconde, il regarde la thérapie avec les yeux du scientifique, qui tente d’opérationnaliser, pour pouvoir les mesurer, les pratiques thérapeutiques, par exemple, à travers la proposition suivante : « L’acceptation du client par le thérapeute conduit à l’acceptation de sa personnalité par le client ». Il imagine comment on pourrait mesurer – à travers des techniques psychologiques et/ou des examens physiologiques – ces acceptations et leur variation avant et après la cure.
97 Le dialogue entre l’« expérientialiste » et le scientifique se poursuit à travers des questions ; le scientifique pose la question de la validité de la connaissance subjective, remarque l’absence de toute méthode partagée, le manque de toute prédictibilité, et s’inquiète du bien-fondé du rejet de la démarche scientifique qui a fait ses preuves dans tant de domaines. L’« expérientialiste » pense que cette démarche est, au mieux, sans pertinence pour le type de connaissance et de pratique qui l’intéresse, au pire, l’en empêche, et risque par ailleurs de conduire à la manipulation des personnes. Il pose que l’éthique, qui intervient de façon particulièrement profonde en psychothérapie, est plus importante que la science.
98 Une année plus tard, Rogers trouve la solution de son dilemme, après de nombreuses discussions avec des étudiants, des collègues, des amis. Cette solution, c’est, de fait, le dépassement du scientisme où il se trouvait de par sa formation, et le remplacement de l’idée étriquée qu’il se faisait de la science par quelque chose de plus vaste.
- 47 On pense ici au travail de Devereux pour qui l’insistance sur les méthodes en sciences sociales per (...)
99 Il découvre que la science n’est pas seulement quelque chose d’extérieur, qu’on écrit avec un grand S, une collection de savoirs objectifs et de méthodes neutres organisées méthodiquement, vue qui ne peut qu’entraîner la dépersonnalisation et les risques de manipulation. La science réelle s’ancre dans les individus qui la font.
La subjectivité est donc essentielle à la construction de la science. Cette subjectivité apparaît dans toutes les phases de la science classique. A la phase créative, le scientifique s’immerge dans son objet d’étude d’une manière comparable à ce que fait le thérapeute, sentant plus qu’il est en mesure d’expliciter. Puis il doit vérifier que son intuition ne l’a pas trompé, en choisissant les méthodes de contrôle adéquates. Ses résultats sont intéressants dans la mesure où ils peuvent le porter plus loin, personnellement, dans la démarche de connaissance. S’ils ne sont là que pour être reconnus par les autres, c’est le signe d’une insécurité psychique personnelle47.
La subjectivité intervient également lorsqu’il discute et confronte sa perception de la réalité avec les autres, gage d’une vérification intersubjective. C’est avec ceux qui sont prêts à accepter les règles de base de l’investigation qu’il va chercher à communiquer, pas avec les autres. Enfin, il y va de sa responsabilité que les résultats de la connaissance qu’il obtient soient utilisés pour le bien ou le mal de l’humanité. Ce n’est pas la science qui utilise à mauvais escient ses résultats, ce sont des personnes.
100 C’est en relevant les aspects de subjectivité présents dans la science classique que Rogers obtient la résolution de son conflit personnel. Il retrouve l’unité de sa personne, en admettant qu’elle puisse fonctionner selon divers modes : thérapeute, il s’implique dans une expérience unique, vécue plutôt qu’examinée, dans un mode de conscience non réflexif, où il est participant plutôt qu’observateur. Mais parce qu’il est curieux de l’ordre délicat qui semble exister dans l’univers et dans cette relation, il peut s’abstraire de cette expérience et la regarder en tant qu’observateur, se faisant lui-même et les autres objets de son observation.
101 La résolution du conflit a donc été obtenue en mettant « la personne subjective, existentielle, avec les diverses valeurs qui l’animent, au fondement et à la racine de la relation thérapeutique et de la relation scientifique ».
Les ethnologues
- 48 G. Balandier, « Le Monde », 7 juin 1996.
102 Les ethnologues sont ceux qui ont reconnu le plus facilement l’implication de leur propre personne dans leur travail professionnel, au point que, pour certains, il est à peu près impossible de distinguer l’un de l’autre. C’est ainsi que G. Balandier écrit, à propos de l’anthropologue J. Goody48 :
Il (l’anthropologue) doit parler à son tour, se mettre en jeu dans une façon de confession où l’expérience personnelle se sépare mal de ce qui vient de la pratique scientifique. Il révèle ainsi combien la richesse de l’une conditionne la fécondité de l’autre.
et encore :
- 49 G. Balandier, Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1983 (1957), p. 6 et p. 8.
Expliquer des peuples étrangers chez qui l’on a vécu, et que l’on a aimés, c’est inévitablement s’expliquer soi-même. Il y a dans l’analyse de telles relations, même lorsqu’elles gardent un caractère scientifique, la révélation d’une aventure personnelle. Je crois possible, en ouvrant l’œuvre des ethnologues, de repérer les principales étapes de leur propre histoire. Dès qu’ils élargissent la recherche, ils enrichissent en même temps cette autobiographie qui se développe en contrepoint de leurs travaux. Un tel résultat ne demeure pas toujours caché, mais il n’apparaît en pleine lumière qu’exceptionnellement : ainsi, dans cette Afrique fantôme, par laquelle Michel Leiris annonça sa carrière d’africaniste, ou encore dans Tristes tropiques, où Claude Lévi-Strauss, retrouvant la tradition du voyage philosophique, se situe par rapport à sa profession.
… l’accès à une civilisation étrangère et cette confiance, qui se gagne par une patiente compréhension, sont plus le résultat d’une ascèse que d’un jeu supérieur ou d’une technique scientifique49.
Être affecté
- 50 J. Favret-Saada, « Gradhiva », 1990, n° 8, pp. 3-9.
103 L’ethnologue J. Favret-Saada est allée étudier les pratiques de sorcellerie dans le bocage. Au cours de cette étude, elle s’est trouvée « prise » dans ces pratiques, au point d’aller voir, pour se libérer, une désensorcelleuse. Cette expérience, toute contraire aux pratiques de distanciation de la science, l’a conduite à une réflexion épistémologique, puisque c’est en acceptant de perdre le contrôle d’elle-même qu’elle a abouti à un savoir qu’elle n’aurait pas obtenu sinon50.
D’abord, quelques réflexions sur la façon dont j’ai obtenu mes informations sur le terrain : je n’ai pu faire autrement que d’accepter de m’y laisser affecter par la sorcellerie, et j’ai mis en place un dispositif méthodologique tel qu’il me permette d’en élaborer après coup un certain savoir.
104 En effet, ce qu’on lui laissait entendre, c’est ceci :
La sorcellerie, ceux qui n’y sont pas pris, ils ne peuvent pas en parler.
Ils ne m’en ont donc parlé que quand ils ont pensé que j’y étais « prise », c’est-à-dire quand des réactions échappant à mon contrôle leur ont montré que j’étais affectée par les effets réels – souvent dévastateurs – de telles paroles et de tels actes rituels… En fait, ils exigeaient de moi que j’expérimente pour mon compte personnel – pas celui de la science – les effets réels de ce réseau particulier de communication humaine en quoi consiste la sorcellerie.
105 Cette expérience particulière exige que l’on prenne des risques pour soi-même, mais aussi pour son projet de connaissance, tant les deux aventures sont distinctes.
Accepter d’être affecté suppose toutefois qu’on prenne le risque de voir s’évanouir son projet de connaissance. Car si le projet de connaissance est omniprésent, il ne se passe rien. Mais s’il se passe quelque chose et que le projet de connaissance n’a pas sombré dans l’aventure, alors une ethnographie est possible.
106 Favret-Saada choisit « de donner un statut épistémologique à ces situations de communication involontaire et non intentionnelle » qui n’appartiennent, pour elle, ni aux catégories classiques « de l’observation participante, ni surtout de l’empathie ».
107 Elle souligne un « trait distinctif de cette ethnographie : elle suppose que le chercheur tolère de vivre dans une sorte de schize. Selon les moments, il fait droit à ce qui, en lui, est affecté, malléable, modifié par l’expérience du terrain ; ou bien à ce qui, en lui, veut enregistrer cette expérience, veut la comprendre, en faire un objet de science ». On notera que, arrivé à cet instant de sa réflexion, Rogers acceptait comme une unification de sa personne de pouvoir vivre, selon les moments, ses deux personnalités, et il n’aurait sans doute pas utilisé le terme de schize qui a une connotation douloureuse.
Un exercice spirituel
- 51 P. Bourdieu et al., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, pp. 913-914.
108 Balandier parlait d’ascèse, Bourdieu rejoint Marrou quand il parle, au sujet de l’entretien compréhensif qu’il mène, d’exercice spirituel51 :
Au risque de choquer aussi bien les méthodologues rigoristes que les herméneutes inspirés, je dirais volontiers que l’entretien peut être considéré comme une forme d’exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres dans les circonstances ordinaires de la vie. La disposition accueillante, qui incline à faire siens les problèmes de l’enquêté, l’aptitude à le prendre et à le comprendre tel qu’il est, dans sa nécessité singulière, est une sorte d’amour intellectuel : un regard qui consent à la nécessité, à la manière de l’« amour intellectuel de Dieu », c’est-à-dire de l’ordre naturel, que Spinoza tenait pour la forme suprême de la connaissance.
Les interventions psycho-sociologiques
109 Je terminerai cette section en évoquant rapidement les diverses positions que choisissent, de façon, là encore, plus ou moins explicite, les intervenants psycho-sociologiques.
- 52 J. Dubost L’intervention psychosociologique, Paris, PUF, 1987, p. 146 et p. 326.
110 Je m’appuie sur l’ouvrage de J. Dubost 52. Dubost a réfléchi s’il lui fallait utiliser le terme de science pour ses pratiques d’intervention dans la société. S’il décide finalement de le faire, tout conscient qu’il soit de l’inadéquation du terme par rapport aux exigences fortes qu’il implique, c’est pour que « le travail produit par le processus prenne sens en un point qui soit en quelque sorte extérieur aux partenaires de la relation ».
111 Dubost classe les différents types d’intervention selon les buts que se donnent les intervenants : il peut s’agir de fonctions adaptatrice, critique, ou d’élucidation pure. Dans le même esprit, J.Maisonneuve (1972) avait parlé de tendances orthopédique, démiurgique, maïeutique.
112 Il faudrait ici encore évoquer les divers termes utilisés par les psychanalystes : échange entre deux inconscients, écoute flottante…
113 C’est tout un monde intérieur, d’une grande richesse, et dont seuls certains aspects se laissent décrire et peuvent éventuellement fournir des pistes de méthode.
III. L’Identité épistémique
« Il est rare que des géomètres soient fins et que les fins soient géomètres… Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres... » - Pascal. Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse
114 Pascal, pour avoir ainsi défini deux sortes d’esprit, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, pourrait être reconnu comme le précurseur d’une discipline qui étudierait ce que je nomme l’identité épistémique et qui, tenant à la fois de l’épistémologie et de la psychologie, pourrait s’intituler « psycho-épistémologie ».
- 53 J. Lautman et B.-P. Lécuyer, dir. Paul Lazarsfeld (1901-1976), La sociologie de Vienne à New-York, (...)
115 D’autres termes, plus ou moins voisins, existent : certains parlent d’« idiosyncrasie », qui est cependant plus général. Merton indique, dans le volume qui a été dédié à Lazarsfeld, que ce dernier « a souffert toute sa vie d’identité cognitive »53 (mais, à mon avis, pas d’identité épistémique). L’on parle aussi couramment de « style », et comme on le sait, « le style, c’est l’homme ». Un psychologue (voir plus loin) parle des « intelligences multiples ». Je vois personnellement le terme que j’ai choisi comme une propriété profondément ancrée dans la personne, structurelle en quelque sorte, et qui ne change pas aisément.
116 Ce texte voudrait engager chacun à tenter de mieux connaître ses propres façons de penser. C’est pourquoi, plutôt que d’utiliser les termes styles, ou cadres de pensée, ou types, ou tout autre terme descriptif, qui impliquerait un observateur objectif, j’utilise le terme « identité » qui a l’avantage, à mes yeux, d’attirer l’attention sur la prise de conscience de soi-même.
- 54 P. Tap s’est efforcé de donner une définition précise de la notion, en la décomposant en sept « dim (...)
- 55 E. H. Erikson, Adolescence et crise ; la quête de l’identité, Paris, Flammarion, 1972, p. 5.
117Le terme « identité » est difficile à définir, et pourtant très présent54. Le psychologue américain E. H. Erikson est le premier à avoir introduit une réflexion approfondie sur la notion ; il considère, à cette époque (1950) que « l’étude de l’identité devenait aussi centrale que celle de la sexualité à l’époque de Freud. » Et pourtant, dans la préface de son livre Adolescence et crise ; la quête de l’identité, il dit : « Plus on écrit sur ce thème et plus les mots s’érigent en limite autour d’une réalité aussi insondable que partout envahissante »55.
118Certains refusent la notion (Hume, Fumaroli…) en insistant sur le côté labile des phénomènes de conscience. D’autres s’en serviront (James…). Nul doute qu’il doit en être de même pour la notion d’identité épistémique. Si je la trouve moi-même utile, c’est que j’ai pu en faire l’expérience pour mon propre compte. Je réfère le lecteur au film de Woody Allen, Zelig, entièrement construit autour d’un personnage souffrant de ce manque d’identité. De fait, pour ceux qui n’ont pas d’identité et en souffrent médiocrement, ils ne peuvent savoir ce que c’est. Pour ceux qui en ont une et en repèrent les fluidités, ils peuvent préférer insister sur ces fluidités. C’est pourquoi, me semble-t-il, que c’est lors du passage d’une identité flottante à une identité mieux assurée que se fait le mieux la perception de cette notion. Arrivé/e à un palier où l’angoisse de l’incertitude est moindre, l’on peut se risquer de nouveau à s’essayer dans une ou plusieurs directions.
Les « formes de l’intelligence » de Gardner
- 56 H. Gardner, Les formes de l’intelligence, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997.
119 L’ouvrage d’H. Gardner, a connu un certain succès en France. Il s’agit de la traduction d’un livre qui date de 1983, et dont le titre anglais approche mieux l’idée qui est débattue ici : « Frames of mind », ce sont les « cadres de l’esprit »56. Le titre français a pour mérite – et c’était peut-être là le but – de tordre le cou à une certaine idée de l’intelligence avant tout scolaire, comme on aime à la pratiquer et la développer en France. C’est ainsi qu’en dehors des intelligences verbales (correspondant aux disciplines littéraires) et logico-mathématiques (correspondant aux « sciences »), l’auteur introduit, et donc légitime, des intelligences musicales, corporelles, et même l’intelligence de soi et des autres. L’auteur, interviewé dans l’Express, rajoute même « l’intelligence existentielle ».
120 Si l’on prend, comme semble le faire l’auteur, ces cadres de l’esprit comme des données psycho-biologiques, alors, c’est à partir de ces intelligences multiples que se bâtira évidemment l’identité épistémique, qui porte plus spécifiquement sur les manières de connaître et de comprendre.
Les types épistémologiques de Maruyama
- 57 M. Maruyama, Mindscapes and Science Theories, in « Current Anthropology », 21, 1980, pp. 589-599 ; E (...)
121 Un chercheur japonais, M. Maruyama, rencontré dans des congrès, m’a donné deux articles de lui concernant ce qu’il nomme « les types épistémologiques » ou encore « mindscapes », autrement dit, les paysages mentaux 57. Ces articles comportent de nombreuses références, provenant de champs très divers : psychologie cognitive, sociologie de la culture, sans oublier les auteurs bien connus de l’épistémologie contemporaine, tels Kuhn ou Geertz.
122 Pour lui, ces « types épistémologiques » seraient formés pendant l’enfance, et il serait très difficile de les changer ultérieurement. D’où les difficultés de compréhension entre personnes relevant de « types » différents.
123 Son travail, brassant de nombreux domaines spécialisés, consiste à établir une classification de base, dont les éléments peuvent être croisés afin d’introduire plus de complexité, et d’examiner, à partir de là, quels types de positions ces caractéristiques induisent dans des domaines de connaissance ou d’action divers, allant de la philosophie aux théories scientifiques, en passant par la prise de décision, l’« architecture, les valeurs, les positions concernant la logique ou la causalité ».
124 Voilà donc, au départ, une idée très voisine de la mienne et qui, pourtant, se développe dans des directions et dans un style qui éveillent un certain malaise en moi. Je n’arrive pas à « croire » véritablement ni à cette classification, trop poussée, ni aux modèles épistémologiques qu’elle utilise, trop lâches par rapport à la réalité de la science que je connais. Autrement dit, ces modèles, qui prennent si bien l’apparence de la science, me semblent être poussés trop loin pour pouvoir être utiles. C’est comme s’il valait mieux, parfois, accepter d’utiliser des notions sans qu’elles soient trop bien définies, leur manque de précision leur donnant une sorte de volant de sécurité dans l’approche juste (pertinente) de domaines nécessairement flous.
Eviter les discussions sans issue
- 58 Platon, Phèdre, Œuvres complètes, T.2, Paris, Gallimard, 1950, p. 69.
- 59 Cité par J. Bouveresse : Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, (...)
125 La reconnaissance de ces identités différentes pourrait permettre d’éviter quelques malentendus dans les discussions, et donc, peut-être, d’aller plus loin dans celles-ci. Déjà Socrate, s’inquiétant de savoir comment peut se faire la communication entre personnes, signalait qu’une technique de l’art de parler ne pourrait se développer qu’après « avoir fait une classification des espèces de discours aussi bien que des espèces d’âmes et de leurs caractéristiques respectives »58.
Quand Wittgenstein remarque, en passant : « Hegel me semble toujours vouloir dire que des choses qui ont l’air différentes sont en réalité les mêmes. Alors que ce qui m’intéresse est de montrer que des choses qui ont l’air les mêmes sont en réalité différentes »59, je croirais qu’il y a bien là un moyen de contourner certaines discussions stériles.
Chez les mathématiciens
126 H. Poincaré est de ceux qui trouvent important d’accepter que des discussions ne puissent avoir lieu, parce que les « âmes » sont dissemblables.
- 60 H. Poincaré, Dernières Pensées, Paris, Flammarion, 1963 (1913), p. 95, cité par A.-F. Schmid, Une p (...)
De tous temps, il y a eu en philosophie des tendances opposées et il ne semble pas que ces tendances soient sur le point de se concilier. C’est sans doute parce qu’il y a des âmes différentes et qu’à ces âmes nous ne pouvons rien changer. Il n’y a donc aucun espoir de voir l’accord s’établir entre les pragmatistes et les cantoriens. Les hommes ne s’entendent pas parce qu’ils ne parlent pas la même langue et qu’il y a des langues qui ne s’apprennent pas60.
127 Il fait ici allusion à sa querelle avec Russell, dont il n’accepte point les travaux de logique trop poussés pour définir les mathématiques, lui-même défendant la thèse de l’intervention de l’intuition dans cette discipline.
- 61 H. Poincaré, op.cit. p. 31, cité par A-F. Schmid, p. 89.
M. Russell me dira sans doute qu’il ne s’agit pas de psychologie, mais de logique et d’épistémologie ; et moi, je serai conduit à répondre qu’il n’y a pas de logique et d’épistémologie indépendantes de la psychologie ; et cette profession de foi clora probablement la discussion parce qu’elle mettra en évidence une irrémédiable divergence de vues61.
- 62 J. Hadamard, Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique, Gauthier-Villars (...)
128 Le mathématicien J. Hadamard s’est exercé à explorer la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique 62. Il remarque, lui aussi, qu’il existe, sur plusieurs problèmes de la pensée « deux catégories d’esprit dont les uns nient ce qui semble évident aux autres et dont chaque catégorie croit constater la déraison chez l’autre et la prend en pitié ». Un des problèmes qu’il considère concerne les rapports entre pensée et langage intérieur, l’autre porte sur la possibilité de fonder la morale sur la science. Il est là-dessus de l’avis de Poincaré sur son impossibilité, tandis que « le grand philosophe Emile Durkheim » est de l’avis contraire, et accueille son opinion par une phrase du genre suivant : « Vous allez voir qu’il va encore dire des bêtises » (sic).
- 63 R. Aron, Préface à M. Weber, Le savant et le politique, Paris, UGE, 1986.
- 64 J. Feldman, L’affaire Sokal, op. cit.
- 65 B. Jurdant, dir., Impostures scientifiques…, op. cit..
129 L’acceptation de l’existence de désaccords bien tranchés contraste avec l’étonnement désapprobateur d’un R. Aron présentant les thèses de Max Weber sur la « guerre des dieux »63. Elle rappelle aussi l’âpre bataille qui a eu lieu autour de l’affaire Sokal 64. Comme le signale Jurdant dans l’introduction du livre répliquant à celui de Sokal et Bricmont, la remise en cause d’équilibres instables (à savoir l’ignorance réciproque entre scientifiques d’une part, philosophes et spécialistes des sciences de l’homme de l’autre) a provoqué des blessures qui concernent plus les « identités » elles-mêmes que les idées65.
130 Il n’est sans doute pas étonnant de trouver chez des mathématiciens comme Hadamard, Poincaré, (peut-être aussi chez le juriste de formation qu’a été Weber) des visions tranchées sur l’existence de positions incompatibles, et qu’il est plus simple de reconnaître telles. C’est qu’ils ont l’habitude d’avoir affaire à des situations dichotomiques : on a démontré ou pas un théorème, cette conjoncture est vraie ou fausse… On peut par ailleurs penser que le choix des mathématiques comme discipline n’est pas étranger à cette forme d’esprit, auquel d’autres vont rechigner. En outre, puisque les sciences exactes se construisent autour d’objets reconnus par tous, il est plus facile que dans d’autres disciplines de détecter les identités intellectuelles de ceux qui y participent.
- 66 L. Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997.
131 C’est ainsi qu’en mathématiques, il est coutume de distinguer les esprits intuitifs et les esprits rigoureux, étant donné qu’ils se complètent bien dans le travail, puisqu’on a besoin à la fois d’imagination et de logique. L. Schwartz, Médaille Fields (l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques) pour sa découverte des « distributions », sait décrire avec précision ses qualités et défauts intellectuels 66. Il parle ainsi de son « esprit lent », qui va avec « le besoin absolu de… comprendre à fond » ; de son « excellente mémoire », de « la confiance en soi (qui) conditionne le succès » ; de la « vacuité de son hémisphère droit » qui le rend « incapable de se repérer dans l’espace » – raison pour laquelle il n’a jamais pu apprendre à conduire, et qui le fait s’étonner de l’amour qu’il porte pourtant à la géométrie, approchée, il est vrai, du côté analytique plutôt que visuel ; de son « esprit mathématique, profondément classificateur », ce qui lui donne sa place comme membre de Bourbaki, ce collectif de mathématiciens qui s’est chargé de reprendre à la base les mathématiques et de les asseoir solidement sur la méthode axiomatique ; de son exigence de la simplicité, qui le fait reprendre une démonstration jusqu’à en trouver le chemin le plus direct. J’ajouterai à ce tableau la force de la relation à la vérité : « Il est naturellement impossible de ne jamais mentir. Mais, quand je suis obligé de ne pas dire la vérité, je me la dis toujours, sans exception, à moi-même. Autrement dit, je sais exactement ce que je pense et, si je suis obligé de déformer ma parole, je m’efforce du moins que ma pensée reste intègre ». Nous sommes bien ici dans l’esprit de géométrie.
Les thêmata de Holton
- 67 G. Holton, Aspects thématiques de la pensée scientifique, in « Le Débat », 1980 ; n° 4, pp. 89-115 ; (...)
132 Cette notion, proposée au départ par le philosophe des sciences I. Lakatos, a fait l’objet de recherches poussées par Holton 67. Le travail de Holton, d’une grande finesse et d’une grande érudition, montre que certains thèmes de la physique sont constants, et mobilisent l’énergie, l’« attention, voire, la passion, de certains physiciens ». Examinant la pensée de certains physiciens – parmi les « grands » – il y découvre certains invariants, la défense de certains principes, qui contribuent à expliquer leur œuvre. Il rajoute ainsi aux diverses composantes explicatives de la physique – il en distingue huit autres, concernant l’histoire, la sociologie, l’épistémologie… – ces caractéristiques plus personnelles, et qui relèvent de ce que je nomme la psycho-épistémologie.
Holton met en garde, par ailleurs, contre la tentation du réductionnisme qui ramènerait la physique à cette seule composante-là, oubliant son autonomie épistémologique, qu’il défend contre les post-modernes.
133 Il s’agit bien d’éléments ancrés profondément dans la personnalité psycho-épistémique. Holton parle de « position tranchée, d’engagement précoce, inébranlable », et également de structures et régularités sous-jacentes. Ces convictions profondes sont acquises comme une « empreinte » (le terme est de moi, ici) qui s’incruste dans un cerveau encore vierge, pour y durer, de la même façon « qu’on aime pour la première fois ».
- 68 Op. cit., pp. 97-98.
134 Entendons, par exemple, M. Von Laue et M. Born parler d’un physicien, Abraham, dont ils ont rédigé la nécrologie 68.
Il témoignait une révulsion viscérale pour les abstractions d’Einstein ; il aimait son éther absolu… ainsi qu’on aime pour la première fois quand on est jeune, un amour qu’aucune expérience ne pourra effacer par la suite… Son opposition se fondait sur des convictions physiques, fondamentales, auxquelles il resta attaché aussi longtemps qu’il put, simplement pour leur conformité à sa sensibilité… Ainsi qu’il l’avait lui-même indiqué, à l’occasion, il n’avait aucun argument à opposer aux cohérences logiques ; il les admettait, et les admirait, comme étant la seule issue possible au plan de la relativité généralisée. Mais c’était un plan auquel il répugnait profondément, et il espérait que l’observation astronomique viendrait l’infirmer, et remettre en honneur le vieil éther absolu.
135 Ainsi, écrit Holton, « une des fonctions essentielles d’un thêma est de servir à rendre le monde intelligible d’une manière que les impératifs de la logique seule ne sauraient permettre », puisqu’elles « ne sont, en tant que telles, ni vérifiables ni réfutables ». Elles sont, pour lui, « une des sources d’énergie primordiales de l’élan novateur ».
136 Ces conceptions premières procèdent le plus souvent par couples, et sont relativement peu nombreuses. Il y a ainsi l’atomisme et le continu ; l’analyse et la synthèse ; le réductionnisme et le holisme ; l’invariance et l’évolution… Holton remarque à son tour la difficulté, voire, l’impossibilité de s’entendre à leur sujet.
- 69 Op. cit., p. 108.
Entre de tels contraires thématiques, il n’y a pas de façon simple d’établir un consensus. Werner Heisenberg fut de ceux qui s’évertuèrent à convaincre Einstein... « C’est une excellente après-midi que je passai avec Einstein, mais quand nous en vînmes à l’interprétation de la mécanique quantique, je demeurai incapable de le convaincre, et lui incapable de me convaincre… il disait toujours : ‘Soit, je suis d’accord que toute expérience, dont les résultats sont calculables au moyen de la mécanique quantique, se déroulera comme vous l’indiquez, mais il reste qu’un tel schème ne peut être une description ultime de la Nature’ » 69.
137 La querelle ici, consiste en l’apparition, à la base des formules de la mécanique quantique, de la notion de probabilité. Un des thêmata – pas vraiment souligné, me semble-t-il, par Holton – est le couple certitude/probabilité. Certains scientifiques, comme on sait, se sont violemment opposés au Calcul des probabilités, la science consistant, pour eux, à aboutir à des certitudes : d’Alembert, par exemple, Comte, Claude Bernard, pour ne citer que quelques-uns. Pour en revenir à la mécanique quantique, Einstein refusait de penser que Dieu puisse jouer aux dés.
Du côté des sciences de l’homme
138 Si l’on passe à présent au cas des sciences humaines, on se trouve dans une situation différente, la complexité des approches, l’absence de possibilité de décider entre le vrai et le faux, ne favorisant pas ces positions tranchées. Et, comme je l’ai déjà dit, on peut penser que ceux qui les aiment vont plutôt choisir les sciences exactes. Les positions fondamentales, difficiles à expliciter, feront souvent l’objet, plutôt que de désaccords francs, de coexistences polies.
- 70 P.-L. Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981.
139 Freud est l’un des penseurs qui a sans doute été le plus étudié, en raison de l’originalité de sa pensée et du succès considérable qu’elle a eu. P.-L. Assoun a étudié cette pensée70, et utilise le terme « identité épistémique freudienne », c’est-à-dire, explique-t-il, « l’épistémologie rigoureusement indigène et immanente de connaissance qui appartient à Freud ». Il examine avec soin comment cette pensée s’est développée, en contact avec les idées de son temps et, à travers les influences reçues, comment elle a su tracer son propre chemin. Le fait qu’il s’agisse d’un développement me paraît distinguer le sens de cette expression de l’emploi que personnellement j’en fais
140Ce que je caractériserais plutôt comme identité épistémique de Freud, je le trouverais par exemple sur les rapports que Freud lui-même dit avoir avec la philosophie : tout comme Mach, qui l’a profondément influencé dans la vision qu’il a eu de la science, il admet ne pas être à l’aise dans les généralisations spéculatives de type philosophique.
141On pourrait aussi remarquer la clarté de sa pensée, la volonté de faire science, qui le conduit parfois au scientisme, une certaine attitude dogmatique, dans le sens où sont mis en place des modèles, des explications, des théories, bref, ce qui constitue un discours de maîtrise. On peut retrouver là un habitus qui proviendrait peut-être de sa formation première de biologiste.
142 Assoun note aussi le holisme de Freud, c’est-à-dire la position qui consiste à affirmer qu’il n’y aurait qu’une seule science, qu’il s’agisse des sciences exactes ou de la science du psychisme qu’il développe. Il peut peut-être s’agir, en effet, d’un trait épistémique profond, personnel, qui plonge loin ses racines. Ou bien d’une conviction plus superficielle, qui serait une façon de légitimer son travail comme scientifique, dans le scientisme ambiant de la fin du 19ème siècle. Je ne suis pas en mesure de me prononcer là-dessus.
- 71 R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, pp. 20-21.
143 R. Aron, en présentant l’œuvre des grands penseurs de la sociologie, nous fait part de ce qui relève de ses sentiments personnels par rapport à la pensée de certains d’entre eux71 :
Je crains d’avoir été injuste à l’égard d’Emile Durkheim pour la pensée duquel j’ai toujours ressenti une immédiate antipathie. Max Weber ne m’irrite jamais, même quand je lui donne tort, alors qu’il m’arrive d’éprouver un sentiment de malaise même quand les arguments de Durkheim me convainquent. Je laisse aux psychanalystes et aux sociologues le soin d’interpréter ces réactions probablement indignes d’un homme de science.
- 72 R. Aron, De la condition historique du sociologue, Paris, Gallimard, 1971.
144 Ainsi, ces sentiments sont si profonds qu’Aron ne cherche point à en trouver les raisons, il en délègue la tâche au psychanalyste (et au sociologue). Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, il revient là-dessus, évoquant son « allergie à la pensée durkheimienne » et son « affinité élective avec la pensée de Max Weber »72.
- 73 R. Boudon, Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations, in « Revue Européenne des sciences (...)
145 R.Boudon 73 utilise également les termes de « sympathie » ou d’« antipathie » quand il parle de ses choix intellectuels.
Je me suis toujours reconnu dans une conception scientifique de la sociologie. Cette préférence peut être rattachée à certaines expériences de sympathie ou d’antipathie intellectuelle datant du temps de mes études supérieures. Ces sentiments étaient eux-mêmes liés à l’impression de clarté ou au contraire d’opacité que j’ai éprouvée à la lecture de tel ou tel auteur… J’ai ressenti pour d’autres auteurs une antipathie immédiate, notamment pour ceux qui voient le sujet social comme muni d’une conscience fausse par essence... Mais cette antipathie ne s’est transformée en rejet que lorsqu’elle était à la fois intellectuelle et morale.
- 74 F. Furet, Le système conceptuel de la « démocratie en Amérique », Préface à A. de Tocqueville, De l (...)
146 Il défend la clarté, et rejette la séduction, la manipulation, la verbosité… F. Furet a étudié longuement la pensée de Tocqueville dont il souligne l’originalité74.
Il offre l’exemple limite d’un intellectuel qui n’a jamais « appris » que dans le cadre de ce qu’il avait préalablement pensé, ce qui lui donne à la fois... une extraordinaire étroitesse et une exceptionnelle profondeur.
- 75 A. de Tocqueville, Lettre à Kergolay, op. cit., p. 9.
147 Tocqueville écrivait en effet à un ami, en 1835 : « Il y a dix ans que je pense une partie des choses que je t’exposerai tout à l’heure. Je n’ai été en Amérique que pour m’éclairer sur ce point »75. Son voyage en Amérique lui a ainsi servi d’une sorte de mise à l’épreuve de ses idées.
- 76 Op. cit., p. 19.
148 Tocqueville, écrit encore Furet, « est un esprit qui laboure indéfiniment les mêmes idées et qui en déterre toujours des aspects nouveaux »76. Ces idées sont très simples, au départ, il s’agit d’un système à deux dimensions, note Furet : le principe de la noblesse est vaincu par le principe de la démocratie. Il pose « comme un axiome » que la démocratie ne peut que se développer partout, et il va en examiner le fonctionnement là où elle est « chimiquement pure », en Amérique.
149 Or, Tocqueville vient lui-même d’une famille aristocratique, profondément blessée par les événements en cours. C’est ce « socle existentiel », selon la formule de Furet, qui est la base de la perception du système et de la volonté d’en déceler toutes les conséquences, comme une sorte de fascination malheureuse dont on ne peut sortir que par un travail de raison. Tocqueville présente ainsi son livre :
- 77 Op. cit., p. 61.
Le livre entier qu’on va lire a été écrit sous l’impression d’une sorte de terreur religieuse produite dans l’âme de l’auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu’on voit encore aujourd’hui s’avancer au milieu des ruines qu’elle a faites77.
- 78 Op. cit., p. 30.
150 Furet insiste sur cette façon de « conceptualiser son expérience », remarquant que cela « le sépare de la plupart des grands esprits philosophiques, formés surtout par l’étude abstraite des doctrines et des idées », mais que cela explique aussi « son obstination à creuser une seule idée, qu’on peut bien appeler, comme on dit d’une femme, celle de sa vie »78.
- 79 Lettre au comte Molé, 1835, op. cit., p. 11.
151 Le besoin de partir ainsi de principes simples, voire d’un principe unique, se reflète dans cette lettre de Tocqueville à un ami : « En Amérique, toutes les lois sortent en quelque sorte d’une même pensée... tout découle d’un principe unique »79. Lui-même parle de « pensée mère » dans son travail :
- 80 Op. cit., p. 71.
Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans l’ouvrage entier, une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties80.
Il ajoute : « Il ne faut pas non plus oublier que l’auteur qui veut se faire comprendre est obligé de pousser chacune de ses idées dans toutes leurs conséquences théoriques, et souvent jusqu’aux limites du faux et de l’impraticable ».
Les traditions épistémiques nationales
152 La notion d’identité collective est bien plus problématique encore que celle d’identité personnelle. C’est pourquoi je préfère utiliser la notion de tradition. Dans le domaine des idées politiques, par exemple, il est coutume de parler du pragmatisme des anglais-saxons et de l’amour des principes des français, avec, pour les premiers, le choix de la démocratie et l’acceptation des communautés comme fondement de la vie sociale, et, pour les seconds, le choix de la République (avec un R majuscule) et le refus d’un communautarisme qui mettrait en péril l’unité de la nation.
153 Dans le domaine philosophique, on opposera également l’empirisme anglo-saxon aux philosophies continentales, attachées à faire ressortir les principes premiers. Dans le domaine des sciences mathématiques, on remarque la spécificité française du Bourbakisme, refondant les mathématiques sur des bases axiomatiques.
On peut encore noter les apports respectifs des deux types de tradition au développement des statistiques. Ce sont les britanniques qui ont été à leur origine et leurs premiers développements, de façon empirique, cependant qu’on doit principalement aux français la création, dans un premier temps, du calcul des probabilités, puis, dans un deuxième, leur fondation rigoureuse, axiomatique (avec la participation des russes, dont on peut remarquer par ailleurs, en politique, qu’avec le soviétisme ils se sont fourvoyés à tenter d’appliquer certains principes politiques bien abstraits).
154 Ces schémas possèdent, naturellement, (et heureusement), des contre-exemples : ainsi, la bataille mathématique célèbre, déjà évoquée, qui a opposé H. Poincaré et B. Russell, au sujet de la logique mathématique. C’est le français Poincaré qui s’élève contre le développement de cette discipline et se porte en défenseur de l’intuition, qu’il juge fondamentale en mathématiques également.
- 81 H. Poincaré, Les Mathématiques et la Logique, in Revue de métaphysique et de morale, 1905, p. 817 ;c (...)
Les règles de la parfaite logique sont-elles toute la mathématique ? Autant dire que tout l’art du joueur d’échec se réduit aux règles de la marche des pièces. Parmi toutes les constructions que l’on peut combiner avec les matériaux fournis par la logique, il faut faire un choix ; le vrai géomètre fait ce choix judicieusement parce qu’il est guidé par un sûr instinct, ou par quelque vague conscience de je ne sais quelle géométrie plus profonde, et plus cachée, qui seule fait le prix de l’édifice construit81.
155 Pour ce qui est de l’enseignement de la mécanique rationnelle, Poincaré se retrouve du côté de la tradition empirique anglaise.
- 82 H. Poincaré, La Science et l’Hypothèse, Paris, Flammarion, 1932, p. 110.
Les Anglais enseignent la mécanique comme une science expérimentale ; sur le continent, on l’expose toujours plus ou moins comme une science déductive et a priori. Ce sont les Anglais qui ont raison, cela va sans dire82.
- 83 J. Galtung, Structure, culture and intellectual style : An essay comparing saxonic, teutonic, galli (...)
156 J. Galtung est un sociologue et méthodologue norvégien original, à l’origine, un statisticien, qui suit sa propre voie dans une cité scientifique un peu trop étriquée pour sa curiosité insatiable. Il s’est amusé à proposer une classification de ce qu’il nomme « styles intellectuels », essai basé sur les impressions qu’il a glanées en fréquentant divers lieux internationaux du travail sociologique83. Ce sont des modèles, des « idéaux-types », qui montreraient une correspondance avec certains traits culturels, voire politiques, des pays en question.
157 Se refusant à établir une connexion trop forte entre le style et la nation, il utilise pour les désigner les termes de saxon, teuton, gallique – pour ne pas dire gaulois – et nippon.
158 Le saxon (essentiellement dans sa composante américaine) se veut avant tout opérationnel, il se basera sur des données, des documents, et se méfiera des envolées théoriques (au mieux, ira-t-il jusqu’à la « théorie de rang moyen » prônée par Merton). Corrélant ce style avec certains traits structurels des pays, Galtung remarque l’individualisme – l’encouragement à penser par soi-même – l’égalitarisme, la convivialité, qui permettent une discussion souvent « positive », encourageante, sur ces bases de consensus.
159 Le style teuton se veut déductif : il s’agit de tout déduire de quelques principes. Galtung note l’existence de ces « disciplines théoriques » que constituent le freudisme et le marxisme. Il remarque aussi les dangers d’une pensée pyramidale, qui porte en elle la croyance en des résultats supposés démontrés, à partir d’une base qui peut s’effondrer. Ici, le fond culturel est structurellement hiérarchique.
- 84 J. Feldman, L’affaire Sokal, op. cit.
- 85 A. Barberousse, Le défi de la formation, in Angèle Kremer-Marietti, dir. Ethique etEpistémologie au (...)
160 La France donne lieu à ce style apparemment inimitable d’un brillant théorique très proche de la littérature dont elle peut ainsi utiliser les armes de la séduction. Mais ce style littéraire peut aussi permettre d’aborder la complexité du réel dans des styles dialectiques, où les contraires sont représentés. On sait à quel point ce style de pensée a pu séduire en effet aux Etats-Unis les post-modernes qui cherchaient à se dégager du positivisme 84. J’ajouterai que ce style, s’il est sans doute un des résultats de l’élitisme de l’enseignement français, à travers cette spécificité que sont les grandes écoles, n’est bien sûr pas le seul à exister 85.
161 Dans le style nippon, la socialité est première, et vient avant le dialogue scientifique. Cette socialité est très hiérarchisée et collective, il s’agit avant tout de s’inscrire dans le sillage d’une autorité reconnue.
Le problème du genre
162 Si Galtung avait écrit son essai aujourd’hui, il aurait peut-être pris position sur le problème de l’identité épistémique sexuelle, soulevé ces dernières années par les féministes. Remarquons, pour continuer dans le cadre des observations de Galtung, que ce problème a surtout été posé dans les pays anglo-saxons – où, en effet, ont joué l’égalitarisme et le libéralisme – tandis qu’en France, l’élitisme et une réticence certaine à l’égard du féminisme ont relativement fait obstacle à ces nouveautés, jugées par ailleurs, souvent mal fondées.
- 86 J. Feldman et A. Morelle, « Les femmes savantes » in France under the glass ceiling, in S. Lie, L. (...)
163 Au départ de cette nouvelle problématique, un constat : la difficulté – prouvée par les statistiques – des femmes à arriver jusqu’aux postes les mieux reconnus de la cité scientifique. Il s’agit d’une ségrégation à la fois verticale (le prestige et le pouvoir), et horizontale (celle des disciplines, les femmes se retrouvant plus volontiers dans les sciences de l’homme que dans les sciences exactes)86.
- 87 S. Harding, The science question in feminism, Open University Press, 1986. J’ai écrit une critique (...)
164 Il fut un temps où l’explication dominante était l’incapacité foncière des femmes pour les études abstraites et la logique en particulier. Pour le « féminisme égalitaire » d’alors, il s’agissait donc de prouver que les femmes pouvaient faire aussi bien que les hommes. Puis, avec le changement de rapports de force produit par les mouvements de femmes des années soixante-dix et la critique de la science simultanée, un « féminisme différentialiste » est advenu, qui s’est posé la question de savoir si les femmes ne pourraient pas faire une science différente 87.
- 88 Dictionnaire du féminisme, Paris, PUF, 2002.
165 Lorsque Galtung étudie les styles nationaux, il est en position d’extériorité sociologique classique, et ses travaux ont une influence minimale sur ces « faits sociaux ». Les études féministes, ou de genre, selon l’appellation, interviennent dans le cadre d’une sociologie idéologique et engagée. La mise à jour de la situation des femmes est, outre son caractère cognitif, et au vu des difficultés à se faire admettre pleinement par la cité scientifique, un acte quasi-militant pour la plupart des chercheuses et chercheurs de ce courant. Les explications proposées pour les statistiques observées se réfèrent à des philosophies dites « essentialiste » (qui défend l’existence d’« essences » masculine et féminine différentes) ou « universaliste » (qui prône la même réalité profonde pour les deux sexes)88. La position choisie intervient dans la définition même des identités sexuelles, en pleine évolution actuellement, elle appartient au fait social lui-même.
166 Pour ma part, j’estime importante la liberté pour chacun de se définir, laissant, en somme, à l’histoire en train de se faire les choix culturels des femmes et des hommes. C’est en me centrant sur la personne profonde que j’ai introduit le terme d’identité épistémique. Ce qui m’intéresse, c’est que chacun découvre la sienne, quelle qu’elle soit. C’est la raison pour laquelle j’ai des réticences envers les travaux qui concluent trop rapidement, en s’appuyant, soit sur des résultats biologiques controversés, soit sur des théories psychanalytiques bien vagues.
Quelques axes
167 Pour finir, je voudrais signaler quelques axes de l’identité épistémique concernant les sciences sociales, sans donner d’exemples, que chacun pourra facilement trouver. Dans chaque cas, ce qui fait « identité », c’est le choix privilégié ou le refus quasi-viscéral de l’approche, et c’est la raison pour laquelle ces caractéristiques apparaissent en couple et en opposition.
168 Commençons par l’axe de Pascal : finesse/géométrie, ou encore : complexité/ simplicité. On « sent » plutôt la société, et on utilise un style impressionniste, littéraire, pour en rendre compte. Ou bien on aime plutôt en détacher quelques éléments jugés essentiels, ainsi que savent le faire les bons caricaturistes dans le dessin politique. On pourrait aussi utiliser le terme mathématique de première approximation, une première approximation qui parfois rend compte de la presque totalité de l’ensemble. Certains répugneront à cette approche, qu’ils jugeront simpliste, souffrant de voir abandonner le caractère complexe de la situation, alors même que ceux qui l’emploient ne sont pas dupes de la simplicité de leur modèle, qui est « résumé », mise en valeur de quelques traits. Le type-idéal de Weber appartient à cette approche.
169 Un deuxième axe est : concret/abstrait. Et certains sont plus à l’aise dans l’un ou l’autre registre. L’abstrait, ce serait par exemple d’envisager, en histoire, une vision sur la longue durée, ou de chercher des théories sociologiques vastes recouvrant de larges domaines du réel. Le concret, ce serait la clinique, l’empirie, le terrain, l’expérience. Il a été aussi évoqué, dans la section précédente, l’axe distanciation / engagement.
- 89 Cité par « Le Monde », 14 Avril 2000. R. Burton, L’anatomie de la mélancolie, José Corti, 2000.
170 Un autre axe serait celui de la profondeur/étendue : choisir un domaine limité et le fouiller, approfondir une notion, un concept, ou alors tenter plutôt de couvrir largement, mais peut-être en surface seulement, un vaste domaine. Je cite ici Burton (1577)89 :
Esprit inconsistant et volage, j’ai désiré toucher à tout, car je savais que je ne pouvais avoir plus qu’un talent superficiel dans chaque domaine. Savoir quelque chose dans tout, mais peu dans un domaine particulier, ce qui est le conseil de Platon – lequel soutenait qu’il ne faut pas être esclave d’une seule science, mais papillonner et « avoir une rame dans toutes les barques ».
IV. Dire « je » en science
- 90 E. Morin, Dialogue sur le sujet qui écrit, in « Cahiers Pierre-Baptiste », 13, décembre 1984, pp. 4 (...)
« Quand le « je » se cache, notamment en sociologie et dans les sciences sociales, c’est une ruse honteuse ! » - Edgar Morin 90
- 91 J. Feldman, Introduction, in J. Feldman et R. C. Kohn, dir., L’éthique dans la pratique des science (...)
171 L’objectivité de la science a fait disparaître celui qui la fait, pourtant bien présent, et qui porte la responsabilité de ce qu’il publie en tant que résultats certains, dits pour cela « scientifiques ».
D’autre part, un courant social modifie actuellement les règles de jeu qui délimitent le privé du public, poussant à la réapparition de ce « je » dont on se méfie tant en science.
Le chercheur se trouve ainsi pris entre la tradition qui veut qu’il s’efface devant ses résultats et le désir ou besoin de prendre ses responsabilités et/ou d’affirmer sa part de subjectivité.
« Dire je » – ou plutôt, dans le cas qui nous intéresse – « écrire je » n’est pas toujours simple. Il faut éviter divers écueils, celui de l’exhibitionnisme, par exemple, où l’on risque l’accusation, bien ou mal fondée, de narcissisme, ou d’arrogance… On a l’impression de s’exposer 91. Dans l’examen qui suit, on commencera de nouveau par le cas des sciences exactes, on regardera du côté de la philosophie, avant d’aborder les sciences de l’homme.
Le cas des sciences exactes : Tu, je, nous
- 92 J. Schlanger, Gestes de philosophes, Paris, Aubier, 1994.
172 Dans ses débuts, la science n’est encore que « philosophie naturelle » et utilise donc son style. Dans l’Antiquité et au Moyen-âge, ainsi que le note J. Schlanger 92, ce serait plutôt le « tu » qui est employé : on s’adresse au lecteur, on lui dit ce qu’il doit savoir, ce qu’il doit faire. Car le philosophe se trouve « du côté de la sagesse et du savoir vrai ».
Voici, par exemple, au 13ème siècle, Pierre de Maricourt, considéré comme le premier expérimentateur moderne, s’adressant directement à son lecteur, qu’il engage à refaire lui-même les expériences sur les aimants, afin d’être bien convaincu des effets qui sont décrits :
- 93 Epistola de Magnete (1269), cité par E. Bauer, L’électromagnétisme hier et aujourd’hui, Paris, Albi (...)
Si tu veux voir ensuite comment la pierre attire une autre pierre, tu les prépareras toutes deux comme on l’a dit. Mets l’une dans un vase flottant..., tiens l’autre à la main et approche son pôle Nord du pôle Sud de la pierre flottante : celle-ci suivra alors la pierre que tu tiens comme si elle voulait y adhérer... Si tu présentes le pôle Sud de la pierre que tu tiens au pôle Nord de celle qui flotte... cette dernière suit celle que tu tiens. Nous connaissons donc la loi (regula) que le pôle Nord d’une pierre attire le pôle Sud d’une autre et le pôle Sud son pôle Nord. Si au contraire tu approches le pôle Nord du pôle Nord, tu verras la pierre qui flotte fuir sur l’eau celle que tu tiens et, de même, si tu approches un pôle Sud d’un pôle Su d, et cela parce qu’un pôle Nord désire un pôle Sud et fuit par conséquent un pôle Nord93.
173 A l’aube de la science moderne, on voit Galilée tenter de convaincre au moyen de dialogues entre trois personnages, celui qui porte ses propres vues, un opposant un peu borné, défenseur des traditions aristotéliciennes, et une tierce personne ouverte aux nouvelles idées.
174 La science moderne, à sa suite, insiste sur l’expérimentation et le recours au témoignage de ses propres sens. Au 18ème siècle, où le scientifique travaille de façon encore isolée, un Dufay, qui découvre qu’il y a deux types d’électricité, expose soigneusement le déroulement de son expérience et ses résultats, en parlant à la première personne :
- 94 Cité par Edmond Bauer, op. cit., p. 47.
Ce qui me déconcerta prodigieusement fut l’expérience suivante : ayant élevé en l’air une feuille d’or par le moyen du tube, j’en approchai un morceau de gommé copal frotté et rendu électrique ; la feuille fut s’y attacher sur-le-champ... J’avoue que je m’attendais à un résultat tout contraire parce que, selon mon raisonnement, le copal, qui était électrique, devait repousser la feuille qui l’était aussi ; je répétai l’expérience un grand nombre de fois...
Après plusieurs tentatives qui ne me satisfaisaient nullement, j’approchai de la feuille chassée par le tube une boule de cristal de roche frottée et rendue électrique : elle repoussa cette feuille de même que le tube. Un autre tube de verre la chassa de même. Enfin je ne pus pas douter que le verre et le cristal de roche ne fissent précisément le contraire de la gomme copal, de l’ambre et de la cire d’Espagne, en sorte que la feuille repoussée par les uns à cause de l’électricité qu’elle avait, était attirée par les autres ; cela me fit penser qu’il y avait peut-être deux genres d’électricité différents et je fus confirmé dans ces idées par les expériences suivantes...
Voilà donc deux électricités bien démontrées et je ne puis me dispenser de leur donner des noms différents... Que ne devons-nous pas attendre d’un champ aussi vaste qui s’ouvre à la physique ; et combien ne nous peut-il fournir d’expériences singulières qui nous découvriront peut-être de nouvelles propriétés de la matière ?94
175 Puis, une fois l’institution bien rôdée, l’anonymat devient de règle, à travers un « nous » collectif qui signifie : « Nous avons vu cela, obtenu tel résultat, et chacun pourrait également le voir, l’obtenir, en se plaçant dans les mêmes conditions que nous ». C’est la fameuse condition « Toutes choses étant égales par ailleurs » qui signale bien que l’on a réussi à isoler le phénomène en question. Il serait intéressant qu’une étude historique détaillée suive à la trace la disparition de la personne qui fait la science. Dans le corps du texte tout au moins. Car, le besoin de carrière l’exige, les articles sont bel et bien signés. Aujourd’hui, certaines expériences – celles qui portent sur la matière sub-nucléaire, par exemple – se font dans des laboratoires immenses, avec une décomposition des tâches quasi-industrielle, et les articles sont signés par plusieurs dizaines de physiciens, appartenant à plusieurs laboratoires de différents pays.
- 95 « La Recherche », n° 280, octobre 1995.
176 Cette réduction de la personnalité du scientifique peut être mal vécue. Il se pourrait qu’elle soit une des raisons de la désaffectation qu’on remarque actuellement de la part des étudiants pour la science. E. Klein, physicien, tient une rubrique régulière dans La Recherche. « Quand les scientifiques parleront à la première personne », rêve-t-il dans une de ses chroniques95. Il y remarque que « l’imaginaire joue un rôle capital dans l’invention de nouvelles idées », alors que « la rigueur, elle, corrige les mauvais tirs, mais ne crée pas ». On aborde donc bien ici les séparations établies dans la société entre public et privé. Les physiciens entre eux, s’ils sont amis, peuvent se livrer l’un à l’autre intimement, mais l’image officielle qu’ils doivent donner dans leurs publications, est celle de l’objectivité et de la rigueur.
L’usage du « je » par les philosophes
177 Le livre de J. Schlanger Gestes de philosophes s’attache à examiner l’activité philosophique sous un angle neuf, qui me paraît appartenir au courant que j’ai mentionné. Bien qu’insistant sur le fait que des éléments importants de sa pensée prennent racine dans la personnalité profonde du philosophe, Schlanger n’entend pas ramener le travail philosophique à une subjectivité pure.
En effet, la philosophie consiste avant tout en un échange des pensées, et pas seulement, comme l’œuvre d’art, en une production au monde qui trouve sa fin en soi. Le seul fait qu’il soumette son travail à la discussion rationnelle implique que le philosophe tend vers un type d’universalité. L’auteur définit avec précision la spécificité de son regard : il ne s’agit pas de sonder dans la personnalité du philosophe pour trouver les raisons de sa pensée, mais d’examiner ce qu’il nomme une « gestuelle », c’est-à-dire des façons de présenter cette pensée.
- 96 J. Schlanger, Gestes de philosophes, op. cit.,p. 7.
Par « gestuelle », j’entends ici tout ce qui, dans une production d’objets idéels théoriques, n’est pas à proprement parler théorique, sans pour autant se réduire au psychologique et au social96.
178 Dans cette « gestuelle », l’usage du « je » tient une place importante. Car avec la venue de la science moderne, qui a trouvé les moyens de la preuve, la philosophie devient moins sûre d’elle-même et le philosophe doit admettre qu’il ne peut faire reposer la validité de sa vérité que sur lui-même.
- 97 Op. cit., p. 16.
Avec l’amplification du questionnement sceptique, avec l’usage du doute pour fonder la certitude, on ne peut partir que de soi : et parler de soi se présente ainsi comme un signe marquant de la modernité97.
179 Mais en parlant de soi, le philosophe vise à la généralité.
- 98 Op. cit., p. 23.
Il n’use de soi qu’autant que cela lui paraît important pour les besoins de son intention, pour les idées qu’il cherche à développer. Son « soi » lui sert de matériau, et parler de soi n’est pas pour lui l’occasion d’une complaisance98.
180 Schlanger distingue alors plusieurs rôles remplis par ce « je ». Il s’agit essentiellement de trois modes, qu’il nomme paradigmatique, existentiel et transcendantal. Même si dans la pratique, ces modes interfèrent, l’illustration de chacun par le nom d’un philosophe permet déjà de s’en faire une idée : « Montaigne use plutôt du mode paradigmatique, Kant du mode transcendantal, Kierkegaard du mode existentiel. »
181 Le mode existentiel est évidemment celui de Kierkegaard, ce philosophe qui a publié sous divers pseudonymes, comme à la recherche constante de sa propre identité. C’est encore celui de Nietzsche, qui, délaissant le pur déroulement du raisonnement, livre ses colères et ses invectives. Ici, l’affect se mêle à la pensée philosophique, dans un romantisme qui rompt avec l’approche classique froide, distanciée, contrôlée. Dans ce désir de saisir une singularité, Schlanger voit l’œuvre d’un artiste : l’usage de ce mode rejoint l’esthétisme.
- 99 Op. cit., p. 19.
182 Le mode philosophique le plus classique est le transcendantal, et ce sont Kant, Husserl, Merleau-Ponty qui sont convoqués ici, mais aussi le Descartes du cogito. Le philosophe transcende la réalité pour arriver à des vérités générales, et s’efforce « d’agir à la manière du chercheur scientifique ». Le « je » est alors « un ‘Je’ essentiel sur lequel vient se greffer notre particularité »99.
183 Reste le mode paradigmatique, représenté par Montaigne, qui décide de se décrire, afin de décrire l’humanité entière. C’est la fameuse formule : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Dans le concret de la description, dans la minutie d’un cas particulier, Montaigne vise à toucher la vérité même de l’être humain, dans une accumulation de notes, sans souci de généraliser. On sait que son entreprise, si elle séduit les uns, en agace d’autres : « le sot projet qu’il eût de se peindre », estimait Pascal.
184 Voilà, pour illustrer ces modes, certains passages de Descartes : lorsqu’il commence l’énoncé de ses règles du discours de la méthode par un récit de ce que l’on nommerait aujourd’hui, une autobiographie intellectuelle, il est dans le mode « existentiel ». Mais peu à peu, à partir de son propre exemple, il va passer au « je paradigmatique » : ce qu’il propose est valable pour d’autres aussi, même s’il feint de poser qu’il ne fait que montrer son « modèle », mais ne cherche d’aucune façon à être imité. « Le ‘Je’ de l’autobiographie intellectuelle devient un ‘Je’ de l’injonction cognitive ». Puis, en continuant son trajet de pensée, Descartes aborde le « je transcendantal », celui qui a fait rupture avec les réalités contingentes pour se mouvoir dans le domaine de la pensée pure.
185 Le mode paradigmatique possède un aspect pédagogique : il s’agit d’enseigner, de mieux faire comprendre, non pas pour que nous imitions le philosophe, mais pour que nous-mêmes nous soyons en mesure de nous interroger sur nous-mêmes et d’apprendre à mieux nous connaître, sur le plan de la vie pour Montaigne, sur le plan de la méthode de pensée pour Descartes.
186 « Apprendre à vivre en contemplant d’autres vies, n’est-ce pas là le fondement du prêche éthique et religieux, de l’édification fondée sur l’imitation », remarque encore Schlanger. Aussi, si les deux premiers modes touchaient au beau, ou au vrai, celui-ci toucherait plutôt au bien.
Le cas des sciences sociales
187 En m’inspirant du travail de Schlanger, je vais proposer de nommer quelques-uns des modes d’utilisation du « je » dans les sciences sociales. Et comme lui, il faut rappeler qu’il s’agit là d’idéaux-types, qui peuvent se mélanger les uns aux autres, et/ou être utilisés de façon successive.
Le « je » comme instrument de connaissance
188 On pourrait dire qu’il est « instrumental », mais le terme a des connotations indésirables ici. Le chercheur s’implique pour connaître, il s’utilise lui-même en tant qu’instrument de connaissance.
189 Tel est le cas, spectaculaire, de J. Favret-Saada dans son étude sur la sorcellerie, qui a déjà été mentionnée. Elle est prête à s’engager dans une aventure personnelle pour connaître, et c’est cet engagement même, le fait d’avoir été « affectée », selon le terme qu’elle a choisi, qui lui permet de faire avancer la connaissance.
- 100 M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, Journal d’enquête, Paris, PUF, 1997.
190 Un autre exemple est celui du couple de sociologues M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, couple également à la ville. Leur livre Voyage en grande bourgeoisie, Journal d’enquête100 relate leur expérience de recherche, en traitant « la chaîne méthodologique » dans son ensemble, en « dévoilant » les « arcanes du métier de chercheur », les « secrets de fabrication » de leurs études. Ils parlent d’un « travail d’auto-analyse épistémologique » en affirmant : « pas de science du social sans socioanalyse du sociologue ». Ils notent, par exemple, qu’être un couple marié représentait une respectabilité qui les a aidés à se faire inviter et accepter dans un milieu très fermé.
- 101 Est cité ici René Lourau, Le Journal de recherche. Matériaux pour une théorie de l’implication, Par (...)
- 102 Voyage en grande bourgeoisie…, op. cit., p. 118.
Ce « nous » (double personne du singulier) nous engage comme producteurs de la recherche. Il nous a semblé que nous devions ainsi nous exposer dans cette tentative pour restituer les dimensions affectives, incontournables, du rapport du chercheur en sciences sociales, donc humaines, aux objets – humains – de son investigation. Or ce n’est pas là un mode d’écriture académique car dans « son rapport à l’institution de recherche universitaire… l’écriture en sciences sociales se construit un statut en rejetant, autant que possible, les implications les plus intimes »101102.
191 Vient alors l’inévitable évocation d’un narcissisme dont on veut se démarquer et dont on craint d’être accusé : « au-delà du possible narcissisme, inconscient, d’une telle attitude »…
Le « je » existentiel
- 103 R. Lourau, Le lapsus des intellectuels, Privat, 1981. Dans ce livre est reproduit, par exemple, le (...)
192R. Lourau, qui vient d’être cité, est un de ceux qui tiennent à faire apparaître le rôle de la subjectivité dans les sciences sociales. Il insiste auprès de ses étudiants sur la tenue et la publication des « journaux de recherche », ainsi que sur la notion d’implication. Dans ses livres, il entremêle souvent au texte proprement dit des extraits de son journal. Le contenu de ces extraits de vie privée est le plus souvent disjoint de la pensée développée dans le texte.
Tout se passe comme si Lourau, témoignant de son refus d’une apparente coupure entre le travail intellectuel et la vie, tenait à faire apparaître l’auteur dans son concret quotidien, et non seulement à travers le déroulement de ses pensées. Ce serait comme un besoin de se faire connaître, dans le même sens, mais en allant plus loin, que la photo que nombre d’éditeurs tiennent à donner d’un auteur. Lourau nous fait part de ses doutes, la recherche sur l’implication s’avère difficile, et il évoque son « exhibitionnisme de timide »103. Je parlerai ici d’un « je » existentiel, qui se donne à voir, à côté du je « transcendantal » qui prétend à un discours vrai.
Le « je » paradigmatique
- 104 G. Monceau, Le Concept de résistance en éducation. Conceptualisation descriptive et opératoire, Thè (...)
193G. Monceau est un élève de Lourau. Il a soutenu sa thèse sur la notion de « résistance »104. Il nous fait participer à la construction de cette thèse et de cette notion, à travers les dédales de l’apprenti chercheur. Je nommerai le récit de ce parcours un « je » paradigmatique, puisqu’il engage d’autres à faire de même, dans un optique où, comme le demandait par exemple Marrou, les éléments de la construction d’un savoir sont soumis honnêtement au lecteur, en refusant les sauts qu’accepterait sans doute un partisan de Popper et de ses trois mondes.
194 De par la diversité des sciences sociales, de leurs objets, de leurs approches, un récit d’un trajet de connaissance possède, à mon avis, une validité en soi-même, en montrant, sur un cas particulier, comment se déroule l’interaction, de nature cognitive, entre le chercheur et ses objets d’étude, qu’il construit peu à peu, en les faisant sortir du magma social primaire.
- 105 P. A. Adler et P. Adler, L’autocensure dans les sujets sensibles, in J. Feldman et R. C. Kohn, dir. (...)
195 C’est dans ce mode que je situerai aussi le texte de P. A. Adler et P. Adler105, qui nous parlent de l’autocensure dans les sujets sensibles. A travers leurs expériences de recherche, ils nous livrent quelques résultats théoriques et méthodologiques qui peuvent servir à d’autres.
Le témoignage sociologique
- 106 J.-L. Le Grand, Etude d’une expérience communautaireà orientation thérapeutique, Histoire de vie de (...)
- 107 R. Hess, La pratique du journal. L’enquête au quotidien, Paris, Anthropos, 1998. Et aussi : Le lycé (...)
- 108 Par exemple, J. Feldman, Valeurs, Science, Institution : une traversée en trois temps, in J. Feldma (...)
196 Une autre manière de se mettre en jeu est ce que je propose de nommer le témoignage sociologique. On utilise le fait que le sociologue appartient à la société, et que le fait qu’il y vive lui donne un savoir qui peut être pertinent, même si ce savoir – comme tout savoir, par ailleurs – peut connaître des limites, ici cette fameuse proximité, objet des soupçons de ceux qui choisissent la posture de distanciation.
Par ailleurs cette distanciation existe bien évidemment, elle consiste à repérer dans une aventure de vie aux informations surabondantes la composante sociale qui l’a animée. Ainsi, J.-L. Le Grand a soutenu sa thèse en décrivant et analysant une expérience de vie communautaire qu’il a faite dans les années post-mai 68 106. R. Hess défend la pratique du journal comme une façon de décrire des parties de la réalité sociale 107. Il m’est arrivé d’utiliser moi-même quelques morceaux de ma vie pour illustrer des changements sociaux où j’étais à la fois agent et agie 108.
- 109 R. Hoggart, 33 Newport Street ; Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglais (...)
197 On peut encore citer, parmi les ouvrages fondés sur l’expérience personnelle, venue de l’autre côté de la Manche et qui a été très bien accueillie, l’autobiographie de R.Hoggart, un professeur de littérature. C. Grignon, dans son introduction, place cette œuvre parmi les ouvrages sociologiques majeurs109.
La formation de soi ; le praticien-chercheur
- 110 M. Foucault, L’Herméneutique du Sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2000. Je remercie E. Touton de m’ (...)
- 111 H. Desroche, Entreprendre d’apprendre. D’une autobiographie raisonnée aux projets de recherche-acti (...)
- 112 C. Delory-Momberger, Histoires de vie, De l’invention de soi au projet de formation, Anthropos, 200 (...)
- 113 A. Perrault-Solivères, Infirmières, le savoir de la nuit, Prix Le Monde de la recherche universitai (...)
198 Agents de la société et, en même temps, agis par elle, nous le sommes tous. La prise de conscience de ce phénomène me semble appartenir, dans l’espace moderne, à ce « souci de soi » issu de la philosophie ancienne et dont nous parle Foucault110.
La flèche de la connaissance, qui part de soi pour aller vers une appréhension de la société, revient ici, ensuite, sur soi-même. La prise en considération des aspects sociologiques de son existence correspond à une prise de distance par rapport à cette vie, une vie examinée, relativisée, mieux maîtrisée, mieux comprise. Certaines pratiques de formation à l’Université visent cette prise de conscience, médiatisée par la recherche et la connaissance de type universitaire.
H. Desroche, un des pionniers de cette démarche, soucieux d’établir des ponts entre l’Université et le monde civique, avait créé un « collège coopératif », sur le modèle du compagnonnage. Là, il engageait ses étudiants, venus du monde du travail, à parler d’eux. Le passage par la réflexivité est considéré comme une « maïeutique » qui permet de mieux formuler ensuite son objet d’études111. Ce recours aux histoires de vie est une démarche ancienne, comme le montre C. Delory-Momberger 112.
La notion de « praticien-chercheur », proposée par R. C. Kohn, et défendue à son tour par A. Perrault-Solivères 113, concerne des personnes actives qui viennent à l’Université pour prendre du recul, et acquérir les moyens d’une réflexion sur leur démarche professionnelle, et aussi sur eux-mêmes. Il peut être alors difficile d’établir la frontière entre la recherche existentielle, personnelle, et la recherche savante. On rencontre bien évidemment là une des spécificités majeures des sciences de l’homme, qui appelle à des expériences et des réflexions qui ne font que commencer.
Des expériences de groupe
199 Tenter de trouver ce qui, en soi, conduit à percevoir certains aspects de la réalité sociale plutôt que d’autres, ce qui porte à choisir aussi les modes d’approche, tenter de dégager quelles sont ses propres voies de connaissance, ces questions me paraissent importantes à dégager, aussi bien pour soi-même que pour la discipline que l’on veut servir. Se poser ces questions en groupe permet à chaque participant une prise de conscience, qui réagit à celle des autres, toute identité se révélant d’autant mieux qu’elle a à se situer par rapport à celle des autres. Ce mode de communication, où la recherche d’un échange sincère passe avant tout jugement de valeur, a été rendu assez familier par les pratiques psychothérapeutiques de groupe qui se sont répandues dans la société. Il y faut une grande confiance entre les participants, laquelle n’existe par ailleurs pas facilement dans des institutions soumises aux lois de la compétition et du jugement.
- 114 S. Schaepelynck-Boniface, Démarche Clinique. In L’Orientation dans l’entre-deux des motifs. Espaces (...)
200 J’évoquerai ici l’expérience du groupe clinique dont R. C. Kohn est à l’origine, et qui a été décrite par S. Schaepelynck-Boniface dans sa thèse114. Elle en souligne la nouveauté des pratiques d’échange, en rupture avec les façons habituelles du travail académique, la recherche et la prise de conscience de nouveaux modes d’appréhension de ces « objets sociaux » en perpétuel déplacement, la nécessité de styles appropriés pour en rendre compte.
Le « je » de la maîtrise
201 Etre capable d’utiliser le « je » de façon juste, sans crainte de déraper dans le narcissisme ou l’exhibitionnisme, se produit lorsque l’auteur possède une double maîtrise, celle de son langage professionnel et celle de son moi personnel. Ces maîtrises se gagnent au cours du temps, aussi, c’est le « Maître » chevronné, reconnu, qui pourra s’y livrer sans risque.
- 115 F. Lordon, Le désir de faire science in « Actes de la Recherche en Sciences Sociales », 119, 1997, (...)
- 116 E. Malinvaud, Pourquoi les économistes ne font pas de découvertes in « Revue d’économie politique » (...)
202 Je donnerai ici l’exemple de l’économiste Malinvaud, tel qu’il a été relevé par F. Lordon 115. La critique qu’il fait de la prétention à la scientificité de l’économie mathématique porte d’autant mieux qu’il est de ceux qui ont contribué à développer cette discipline en France116. C’est en tant que « sage », au risque de paraître « ennuyeux », voire, « déplaisant », dit-il, qu’il aborde cette critique. Le « je » est ici comme la présentation de sa très grande légitimité et de son engagement responsable dans son propos. Le fait d’utiliser le « je » donne plus de poids à sa position que ne le ferait la simple discussion épistémologique qu’il offre par ailleurs. Car c’est lui-même, avec son expérience et ses compétences, qu’il engage dans le combat.
- 117 P. Nora, Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987.
203 P. Nora avait demandé, il y a quelque temps, à des historiens reconnus de parler à la première personne, de proposer leur « ego-histoire »117. Chacun devait se présenter dans son travail professionnel. Le titre « ego » apparaissait comme une sorte de provocation à l’objectivité supposée de l’historien et comme un défi à l’accusation de narcissisme. Dans sa préface, Nora propose « un genre nouveau, pour un nouvel âge de la conscience historique ». Face à cette ambition, le résultat s’avère quelque peu décevant, comme le reconnaît Nora lui-même : ces « récits de vie » d’historiens reconnus servent à les faire connaître davantage, certes, mais n’introduisent pas vraiment de genre nouveau de connaissance.
204 Notons qu’il est habituel de vouloir mieux connaître la vie des personnes qui ont atteint une grande notoriété, débordant de leur milieu professionnel. C’est ainsi qu’Einstein, qui disait n’avoir pas beaucoup l’habitude de parler de lui, avait fini par accepter d’écrire son autobiographie, qu’il avait d’ailleurs vite déviée vers son trajet intellectuel.
205 Dans ses « Lettres à une étudiante », Touraine, ayant bien acquis la reconnaissance de son statut, reconnaît que ce type d’écriture, qui est ici conversation, le fait avancer dans sa pensée. Il nous livre, au passage, cette confession :
- 118 A. Touraine, Lettres à une étudiante, Paris, Seuil, 1974, p. 82.
J’envie ceux qui se sont trouvés très tôt maîtres de leur pensée ou de leur action. Je me délivre lentement et presque par force de tout ce qui m’empêche de me trouver118.
Les risques du « je »
206 Bien plus difficile et risqué, représente, pour des personnes moins « autorisées », le fait de quitter le style impersonnel habituel au champ académique, produit des traditions scientifique et philosophique. Plusieurs de ceux qui s’y essaient font état de leur embarras.
207 Après l’ego-histoire, voilà, dans une discipline traditionnellement proche, une ego-géographie tentée par J. Lévy, qui sous-titre : « matériaux pour une biographie cognitive ». Cet auteur examine le déroulement de sa pensée et de son travail de géographe, face aux évolutions de sa discipline. Il est conscient des difficultés de son entreprise, où il s’est engagé par « goût du risque ». Les deux premières phrases de la quatrième de couverture expliquent : « Les chercheurs hésitent à parler d’eux-mêmes. Ils craignent, non sans raison, de sortir de leur compétence et de sombrer dans un narcissisme ennuyeux ». Il expose, au début de son livre ses scrupules :
- 119 J. Lévy, Ego-géographies ; Matériaux pour une biographie cognitive, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 10.
Parler de soi est tentant et dangereux. Ce peut être utile pour soi-même, éventuellement pour les autres, à certaines conditions... Je ne suis pas sûr d’avoir su éviter les écueils que ce type d’entreprise fait surgir119.
- 120 G. Noiriel, entretien avec Florence Weber, Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse(...)
208 J. Lévy a déjà un trajet professionnel reconnu quand il se risque à l’aventure. Tel n’est pas le cas de F. Weber qui livre dans sa thèse « des éléments subjectifs par souci d’objectivité »120. Elle a été encouragée à le faire par son Directeur de Thèse, G. Althabe, qui trouve même qu’elle n’en dit pas assez, mais elle a suscité quelques réactions très négatives dans son milieu. Elle avoue qu’elle a été inconsciente de « l’ampleur des risques », se retrouvant seule dans cette aventure non balisée. Pourtant, il apparaît qu’elle n’est pas si seule, pas vraiment démunie, puisqu’elle dit tenir d’abord à l’opinion d’un petit nombre de personnes qu’elle apprécie.
- 121 A. W. Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, New York, London, Basic Books, 1970, p. 494 (...)
209 Je terminerai, en remontant le temps, avec le sociologue américain A. W. Gouldner. Professeur reconnu, titulaire d’une chaire portant le nom de Max Weber, ayant des opinions de gauche, il a été déconcerté par la révolte des étudiants des années soixante, qui remettent en cause la valeur de la sociologie. Gouldner réfléchit alors sur la « crise de la sociologie occidentale ». Sa solution à cette crise : une sociologie réflexive, où le sociologue s’engage en tant qu’être humain, et apprend à se connaître lui-même et à expliciter ses propres valeurs. « La qualité du travail du sociologue dépend de sa qualité en tant qu’être humain », écrit-il121.
210 L’engagement de l’auteur reste pourtant, la plupart du temps, sur les sommets théoriques, et c’est avec une sorte de défi à lui-même qu’il semble lancer enfin sa personne même dans la bagarre, page 482 d’un livre qui en contient 512. Il parle tout d’abord de « Gouldner », comme si le « je », était impossible à prononcer. C’est après la septième utilisation de « Gouldner » qu’il se sent en mesure de glisser enfin au pronom personnel « my » (« Gouldner’s efforts, my efforts », écrit-il, souligné par moi). Moment dramatique, qui illustre la difficulté, évoquée plus haut, pour le scientifique, de passer au « je ».
Conclusion
211 On sait que Comte, ce penseur puissant et excessif, qui se trouve être le créateur du mot « sociologie », a eu deux périodes dans son activité intense. La première est « objective », il s’agit de trouver les « lois » scientifiques qui conduisent la civilisation, et d’aboutir, après les sciences constituées – mathématique, physique, biologie – et en utilisant la méthode « positive », à la sociologie, « reine des sciences », qui va permettre de gérer la société de façon « positive ».
- 122 R. Lourau, La question du sujet chez Auguste Comte, in « L’homme et la société », 1991, n° 101, pp. (...)
212 Puis se produit une rencontre amoureuse d’une importance extrême. A partir de là, Comte va mettre l’accent sur la « subjectivité », c’est-à-dire les sentiments, les affects, mais aussi la spiritualité. Ceci ne représente d’ailleurs pas pour lui, qui tient au ‘holisme’ de sa pensée, une rupture avec ses travaux précédents, mais plutôt une continuation, un dépassement, comme un apogée, qui le conduit à définir la nouvelle religion, positive, de l’humanité. C’est, dit-il, dans la mesure où la sociologie a été fondée par lui, qu’on se trouve en mesure d’en arriver à une appréhension « positive » de la subjectivité122.
213 Comte représente ainsi, à sa manière exagérée, à la fois l’enthousiasme pour la science du 19ème siècle, mais aussi un romantisme aux passions sublimées dans la création d’une religion, le tout présenté comme faisant partie du même système, le positivisme. Que ce serait-il passé si la psychanalyse avait existé de son temps et qu’il ait décidé d’en tâter ?
214 En effet, un demi-siècle plus tard, un médecin autrichien, S. Freud, commençait une exploration des mondes intérieurs des personnes, en se revendiquant constamment de la science, et en prenant ses distances avec la religion et le mysticisme. C’est ainsi qu’un apprivoisement de type rationnel des mystères de la subjectivité profonde a pu être entamé – qui aurait peut-être pu aider Comte à maîtriser autrement ses pulsions qu’en les sublimant dans des constructions intellectuelles exaltées.
215 Au cours de ce texte, des auteurs très rationnels ont été cités au sujet du rapport personnel à la démarche scientifique. Nous avons entendu l’historien des sciences Koyré évoquer, pour ses débuts, une révolution spirituelle, le psychologue américain positiviste Rogers avouer un quasi-mysticisme, le mathématicien Poincaré défendre le rôle de l’intuition, Bourdieu lui-même en arriver à l’exercice spirituel, sans compter les blessures identitaires relevées dans l’affaire Sokal. Ceci souligne à quel point la recherche d’une connaissance exigeante – dans notre cas, celle qui se veut scientifique – est une aventure qui demande un investissement du chercheur dans des dimensions qui peuvent dépasser l’intellectualisme et la rationalité purs.
Or la recherche de vérité, de connaissance profonde, appartiennent également aux démarches religieuses. Pas étonnant alors que le scientisme, qui veut refuser les autres démarches et ne considère comme valable que celle de la science, ait pu prendre la place, comme il a souvent été remarqué, de la religion, en en mimant les aspects les plus fermés.
216 La plus grande familiarité avec notre monde intérieur qui est proposée dans notre société incite à ce que soient mieux examinées, au plan personnel, les façons de connaître dans les domaines qui se veulent relever de la scientificité, surtout quand celle-ci est loin d’être évidente. C’est à la fois un enrichissement pour le chercheur et pour la discipline, si on évite les dérapages qui, comme pour toute démarche, peuvent exister, et doivent être signalés.
Cet article avait pour but de faire ressortir quelques-unes des implications des chercheurs dans leurs sciences : plus faciles à décrire dans les sciences objectives, parce que la personnalité du chercheur y est surtout réduite à ce qui les concerne ; plus difficile et risquée dans le cas des sciences de l’homme, où l’intervention de la personnalité est bien plus étendue. C’est pourtant là qu’il serait le plus nécessaire de reconnaître et d’accepter l’existence de cette intervention et d’en repérer quelques modalités. C’est ce qui a été tenté ici.
Notes à lire à la source
Pour citer cet article - Référence papier : Jacqueline Feldman, « Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus », Revue européenne des sciences sociales, XL-124 | 2002, 85-130.
Référence électronique - Jacqueline Feldman, « Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XL-124 | 2002, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 28 juin 2024. URL : http://journals.openedition.org/ress/577 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.577
Cet article est cité par :
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- Lavigne, Chantal. (2007) À qui appartient l’objet de recherche ? Penser l’implication du chercheur dans son objet : le handicap (surdité). Nouvelle revue de psychosociologie, n° 4. DOI : 10.3917/nrp.004.0023
- Dhouibi, Manel. Schneeberger, Patricia. (2020) Le discours polyphonique des manuels de Biologie en Tunisie : exemple de la régulation de la glycémie. Éducation et didactique. DOI : 10.4000/educationdidactique.7907
- Wang, Jinjing. (2015) Personnalité et sentiment de réussite/d’échec dans l’apprentissage d’une L2. Recherches en didactique des langues et des cultures, 12. DOI : 10.4000/rdlc.1016
- Ben Romdhane, Samar. (2017) La parole en action selon la méthodologie de la théorisation enracinée. Approches inductives, 4. DOI : 10.7202/1039509ar
- Senghor, Abdou Simon. (2017) Une figure originale : le chercheur impliqué comme malade chronique. Anthropologie et Santé. DOI : 10.4000/anthropologiesante.2524
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- Segré, Gabriel. (2014) Le commanditaire, le public et le sociologue. Malentendus, pièges et difficultés dans les enquêtes de publics. Sociologie de l’Art, OPuS 22. DOI : 10.3917/soart.022.0167
- Castellotti, Véronique. Debono, Marc. (2018) D’une mission « civilisatrice » à une centration « (socio)pragmatique » : une interprétation de l’évolution de la dimension culturelle en didactologie du FLE. Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde. DOI : 10.4000/dhfles.5127
Auteur Jacqueline Feldman CNRS – GEMAS Maison des sciences de l’homme, Paris
Articles du même auteur Pour continuer le débat sur la scientificité des sciences sociales [Texte intégral]
Paru dans Revue européenne des sciences sociales, XXXIX-120
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OpenEdition JournalsISSN électronique 1663-4446
Source : https://journals.openedition.org/ress/577
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L’étude de la subjectivité, une clé de notre modernité - Vendredi 28 juin 2024 France Culture - Provenant du podcast Le Biais de Lionel NaccacheSujet, es-tu là ? ©Getty - Anthony Harvie
Sujet, es-tu là ? ©Getty - Anthony Harvie
La première chronique de Lionel Naccache s’intitulait ’Au sujet du sujet’. La dernière concerne aussi le sujet. L’angoisse de la disparition du sujet est l’une des signatures de notre modernité : sujet, es-tu là ?
Pour paraphraser Juliette Armanet, je dirais que ’c’est la fin, le tout dernier matin, le tout dernier jasmin’, mon dernier jour de radio ou, du moins, ma dernière chronique de l’année avec vous et toute la valeureuse, bienveillante et superbe équipe des Matins de France Culture : Guillaume Erner, Marguerite Catton, Aliette Hovine, Félicie Faugère et toute la troupe avec une pensée spéciale à la mémoire de Mydia Portis-Guérin.
Je voudrais revenir sur cette année en chroniques. Une année en chroniques qui aura aussi valeur pour moi de capsule temporelle, de la manière dont j’ai vécu cette période. Souvenez-vous, dès le vendredi 1ᵉʳseptembre dernier, j’avais annoncé que je consacrerais ces quatre minutes hebdomadaires à nos subjectivités, en croisant tout ce qu’il y a en elles d’intemporel et d’immédiat. C’est-à-dire en interrogeant à la fois les lois générales qui contraignent la mécanique de leur péripétie, et en questionnant d’autre part leur tribulation très actuelle, avec l’intuition que ces deux focales, l’intemporelle et l’immédiate, se nourrissent l’une l’autre.
La science du subjectif peut éclairer nos existences sans les éliminer et inversement, nos vies questionnent, mettent à l’épreuve et inspirent la science du subjectif et cette année n’a pas été économe en séisme de nos cinémas intérieurs.
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La première chronique s’intitulait ’Au sujet du sujet’ et elle jouait sur la polysémie du terme
Avec, d’une part, le sujet entendu comme chacun d’entre nous qui se promène de par le monde avec sa subjectivité en bandoulière et, d’autre part, le sujet entendu comme le thème, voire l’objet, vers lequel notre regard subjectif se porte précisément.
Et cette polysémie permet de déposer dans le titre ’Au sujet du sujet’ un programme expérimental défini par les quatre combinaisons possibles de la formule qui répètent ce même mot à double sens.
Petit devoir de vacances à débuter dès dimanche prochain pour l’éventuelle auditrice ou auditeur en syndrome de sevrage : assigner aux scènes de votre existence leur place dans ce petit tableau à quatre cases, en se souvenant aussi que nos subjectivités sont à l’étroit dans les extrêmes.
Loin de constituer une marotte intellectuelle personnelle déconnectée de la vie du monde, l’étude de la subjectivité me semble détenir une clé de notre modernité : l’angoisse de la fin du sujet, l’angoisse de la fin de nos vies subjectives.
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Le film de zombie, symbole de notre crise millénariste
Notre crise millénariste, en somme, dont le ‘topos’ populaire le plus emblématique, n’est autre que le film de zombie, né en 1968 avec Night of the Living Dead, premier opus de Romero. Le zombie renvoie en effet à l’idée d’une créature à la fois morte et vivante. Vivante de par ses actions dans le monde, et morte à sa propre conscience. Morte à sa subjectivité.
Avec l’angoisse, chez le ’non encore zombie’, de ne pouvoir empêcher cette désubjectivisation. Égrainer, par exemple, les motifs d’angoisse actuels qui font le siège de nos esprits. Par exemple :
- La dilution des citoyens conscients en consommateurs zombies lobotomisés par la mondialisation et les écrans.
- La fascination-répulsion pour les populismes.
- Les cauchemars d’IA conscientes qui asserviraient nos consciences humaines, trop humaines.
- Les positions tranchées sur la fin de vie qui, souvent, perdent de vue la singularité de l’homme ou de la femme concernée au nom d’une idéologie essentialisée.
- Les élans anti-intellectualistes qui prônent l’abandon de nos subjectivités mesquines et étriquées au profit d’une fusion collective fantasmatique avec le reste de la nature, inquiétant culte de Gaïa.
- Ou encore les célébrations décomplexées de certaines actions terroristes abominables légitimées au nom du concept de résistance qui mettent à l’épreuve la possibilité d’une empathie volontaire envers autrui.
À chaque fois, ces crises et angoisses concernent nos subjectivités. L’angoisse de la disparition du sujet est, je le pense, l’une des signatures de notre modernité : sujet, es-tu là ?
Fort de ce constat, une ultime proposition à délivrer
Je vous propose un appel, mon appel du 28 juin. Un appel de tigre de papier, certes, mais un appel tout de même. Une nouvelle manière d’entendre l’expression ’me too’. Pas uniquement comme la nécessaire déclaration d’un statut de victime, mais également comme l’invitation à une prise de conscience individuelle et collective. Dans tout ce qui nous arrive, dans tout ce que nous vivons, n’oublions pas qu’il y a toujours moi, il y a moi aussi. Il y a ’me too’, c’est-à-dire vous, nous, chacun d’entre nous.
À l’angoisse de la fin du sujet, il est possible de répondre par un existentialisme. Notre subjectivité précède tous les carcans qui la menacent. La fin du sujet ? Bien au contraire. Un sujet sans fin.
À écouter : Connais-toi toi-même ! Quand Socrate convoque les neurosciences Le Biais de Lionel Naccache 4 min
L’équipe - Lionel Naccache Production
Source : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-biais-de-lionel-naccache/le-biais-de-lionel-naccache-chronique-du-vendredi-28-juin-2024-4411889
*Présentation de la Série ISIAS Arts Psychologie Philosophie Symbolique
Partie 1 : ’Théorie et perception de toutes les couleurs qui sont interprétées de façons fort diverses à travers les cultures du monde : en Occident, dans l’Islam, chez le monde amérindien, en Chine … en architecture et en design’ par Jacques Hallard 22 juillet 2024 - ISIAS Arts Psychologie Philosophie Symbolique
Partie 2 : Réalisation au jet d’encres sur papier aquarelle marouflé par François Teissèdre - 27 juillet 2024 - ISIAS Arts Peinture
Partie 3 : ’La signification des couleurs dans les cultures à travers le monde et le symbolisme des couleurs dans le compagnonnage et la franc-maçonnerie’ par Jacques Hallard - 09 août 2024 - ISIAS Arts Cultures Symbolique
Titre de cette partie 4 : Discuter pour s’accorder sur la beauté des œuvres d’art : est-ce objectif ou subjectif ? - Enjeux et tensions autour de l’objectivité en sciences : choix subjectif et savoir objectif ne seraient pas opposés dans les sciences
Retour au début de l’introduction
Collecte de documents et agencement, traduction, [compléments] et intégration de liens hypertextes par Jacques HALLARD, Ingénieur CNAM, consultant indépendant – 12/08/2024
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